mercredi 23 mars 2016

Des livres nourrissants au Livre nourricier

Dans un essai qui date de 1984, "Manger le Livre", le psychiatre et psychanalyste Gérard Haddad prend la route qui le mènera à cette réflexion de 2012 : "Quelle est l’origine de ce qu’on pourrait appeler, par exemple, le sentiment national ? La réponse fusa en moi : la littérature, en particulier la forme romanesque. C’est elle qui constitue le stade du miroir collectif d’une nation. Une des fonctions importantes de la littérature, à son insu, consiste à offrir à une nation un miroir, où les conflits violents qui l’agitent se jouent à l’intérieur d’une certaine unité ; que ces conflits, si violents soient-ils, ne mettent pas en question l’unité de la nation." (Extrait de L'Instance du Livre dans l'Inconscient).
N.B. :
Ma modeste contribution ci-après n'a en aucun cas la prétention d'être un apport constructif, mais simplement une retranscription de mes notes de lecture.
 
Des livres nourrissants au Livre nourricier
Notes de lecture
 
-- Dans la lente émergence d'une pensée liée au langage, ce retour réflexif du langage sur lui-même, sur sa propre puissance performative, les métamorphoses successives des supports et des dispositifs d'écriture-lecture, pour essentielles qu'elles soient dans le processus et son accomplissement, sont cependant anecdotiques par rapport au vaste mouvement d'ensemble, lequel, par ses discontinuités, fait récit précisément là.
 
-- En tant que futurologue du livre et de la lecture jusqu'où donc pourrais-je remonter, le plus loin possible dans le temps, afin d'avoir, à la fois, le plus de distance historique par rapport au(x) phénomène(s) étudié(s) et, le plus d'élan pour me, pour nous, projeter dans cet à-venir, peut-être déjà écrit, mais dans tous les cas qui s'inscrit au fur et à mesure que nous le déchiffrons, c'est-à-dire que nous le lisons.
 
-- Remontons, ou redescendons, jusqu'au repas totémique, cette légende qui exprime à mon sens - l'interprétation que je m'en donne, la prise de conscience d'un surplus, d'un trop-plein à raconter, qui trouverait sa postérité dans les rites alimentaires qui accompagnent nos manifestations de cohabitation avec le sacré.
 
-- Toute l'épopée de notre espèce, y comprises bien entendu toutes les histoires comme celle-ci, que nous nous racontons à son propos, est, était, condensée en germes, en bouillon de culture, en bouillie sonore qui nous remplissait la bouche, alors que nous voulions absolument raconter. (Pourquoi voulions-nous absolument raconter est une autre question. Et raconter quoi ?)
 
-- Bien intéressante trouvaille aussi, que celle de l'anthropologue des écritures Clarisse Herrenschmidt, lorsqu'elle invente - dans le sens de découvrir un trésor, les dispositifs d'écriture-lecture antérieurs aux tablettes d'argile, sous la forme de boules creuses, remodelant et projetant (expectorant) à l'extérieur du corps la cavité buccale pleine de ces petits cailloux - les calculis qui se heurtaient, s'entrechoquaient, comme des sons inarticulés, mais aussi, et aussi peut-être, le sable ou la terre qui venait probablement et naturellement remplir les crânes évidés des squelettes.
 
-- Même si (pré-)historiquement ces actes remontent approximativement à vers moins 3400 ans de l'ère commune et s'avèrent donc bien postérieurs à l'élaboration du langage articulé au sein de l'espèce humaine - et même si probablement ils ne témoignent aucunement d'une suprématie de l'homme qui ne fit qu'élaborer son propre système de communication, le fait d'être, même seulement à un moment donné et à un endroit donné, repassé par ce stade singulier lié au vécu du corps, ne fait qu'en souligner la portée symbolique.
 
-- Cette pensée symbolique en marche, Gérard Haddad en suit "le fil d'Ariane du labyrinthe mythologique" en reliant ces "deux phénomènes - parole et écriture - de nature totalement hétérogène, l'un précédant l'autre de quelques millénaires" (Haddad, p. 110).
 
-- Nous pourrions peut-être discerner là, et entre les lignes à la lecture de l'essai en question de Gérard Haddad, pourquoi, à toutes les époques, le livre, en tant que dispositif de lecture, revêtirait une charge totémique, et pourquoi toucher à ses formes, le remodeler au lieu de simplement le tripoter, le tripatouiller s'apparenterait à enfreindre un tabou, à commettre un sacrilège.
 
-- Ces rites autour du corps constitué du livre semblent bien souvent véhiculer un amalgame, un bol alimentaire à délier, à dé-lire, un non-dit-là, de malédictions et de bénédictions, c'est-à-dire de dits, soit pour faire (engendrer, provoquer) le mal, ou, le bien, et qui donc s'exprimeraient toujours, encore, dans les interdits alimentaires. 
 
-- "manger de l'écriture en commun, moment fondateur du sentiment de groupe dans un acte cannibalique singulier, manifestant avec éclat cette passion, amour et haine confondus, de l'être humain pour le signifiant." (Haddad, p. 63), à relier au cérémonial passé des lectures à voix haute et aujourd'hui à la présence parlante des booktubeurs.
 
-- Au-delà de l'essai de Gérard Haddad, la lecture que je propose est de prolonger la ligne des livres nourrissants, ceux en surabondance qui nous remplissent et nous creusent, ces livres de grande consommation qui nous donnent aisément une fausse impression de satiété - à tout point de vue le rapport de similitude entre "chaîne du livre" et "industrie alimentaire" crie sa pertinence, prolonger la ligne donc de ces livres nourrissants au Livre nourricier, quel qu'il soit pour soi, c'est-à-dire nourricier pour soi, nutritif, Livre unique pour soi, car nous savons qu'il apporte lui, à la construction de notre Etre, les nutriments symboliques dont nous avons besoin.
Ce qui est bon à manger est ce qui est bon à penser et réciproquement.

 
-- Là, alors, l'idée de Livre-culte, la parole gelée que nous pouvons laisser fondre dans notre bouche à force de la relire, de la relier.
La cacheroute sonne en français comme une traversée parallèle aux songlines, et qui s'exprimerait par un tissage d'interdits alimentaires et de lectures.

 
-- Enfin, le jeu des métaphores entre cuisiner un plat et écrire un texte, lire et se nourrir, s'éclaire dans les chapitres suivant : "L'écriture et le feu" (Haddad, pp. 93-108) et "Le cru, le cuit... et le symbolique" (Haddad, pp. 109-135).
"Le bien, écrit-il, réside dans la définition précise des objets, dans le maintien des discontinuités et des différences, dans le "bien dire", le mal au collapsus des écarts différentiels" (Haddad, p. 82).


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