samedi 5 novembre 2016

Transgresser le papier

Avec la récente traduction en français de son essai Post-Digital Print - La mutation de l'édition depuis 1894, Alessandro Ludovico, le fondateur et rédacteur en chef de la revue cyberpunk Neural [http://neural.it/] traceuse de passerelles entre les arts graphiques et numériques, met le pied dans la fourmilière.
Octets et caractères brisent leurs chaînes, bits et pixels s'agitent puis s'amalgament au fur et à mesure que le pied s'enfonce dans la chair des fausses certitudes, les nôtres, celles que nous nourrissons tous plus ou moins sur le livre et son histoire, sur celle des écritures et de la lecture comme si, comme s'il y en avait une seule de possible, de lecture.
Et bien non !
« Prédire l'avenir n'est jamais facile, mais tenter même simplement de l'imaginer sans effectuer d'abord une analyse correcte du passé est absolument vain. » (p. 15), dixit l'auteur au premier chapitre, et je partage pleinement cet avis.
Curieusement, l'idée de disparition du papier semble en effet avoir toujours été liée à celle de progrès, et, par ailleurs, dans sa recherche de dispositifs destinés à amplifier sa parole dans le monde, l'homme a toujours cherché à dépasser les contraintes inhérentes à ce support. Sa geste pamphlétaire s'est toujours dopée en détournant les voies tracées ou en adoptant en précurseur celles qui étaient en rupture (les débuts de l'imprimerie en témoignent).

Du Dieu de Parole aux divinités de papier

Or, le papier est toujours là et c'est sur lui que nous pouvons réellement éprouver aujourd'hui encore le plaisir de lire le fameux coup de dés mallarméen
Le papier est toujours là et le plus souvent les nouveaux dispositifs qui viennent s'ajouter n'ont pour principale fonction plus ou moins éphémère que de créer de toutes pièces de nouveaux marchés en suscitant de nouvelles demandes.
Le constat, de ce côté là, est clair lui aussi : « les types d'interaction que permet le papier demeurent impossibles avec les nouvelles technologies (l'inverse est d'ailleurs également vrai). Il n'existe encore aucun outil électronique qui reproduirait toutes les caractéristiques du papier : sa légèreté, le fait qu'il puisse se plier, se manipuler en fonction de diverses pratiques de lecture, se partager facilement au sein d'un petit groupe de personnes interagissant de manière simultanée en utilisant un seul médium, et qu'il puisse accueillir facilement des types de contenu très différents, tous générés instantanément par la main... » (pp. 28-29).
Ce constat fait, notre instinct demeure le même : détourner les médias pour nous faire entendre des divinités.

Le papier et l'écran, la chair et le métal

Les recherches de El Lissitzky dans les années 1920-1930 allaient bien dans ce sens. « El Lissitzky considérait le livre comme un objet dynamique, une "unité de systèmes acoustique et optique" exigeant la participation active du lecteur. » (p. 39).
Là où nous sacraliserions peut-être exagérément le numérique c'est en oubliant qu'il n'est qu'une utilisation plus poussée de l’électricité. D'autres ont précédé, d'autres suivront.
Mais pourquoi ce sous-titre : La mutation de l'édition depuis 1894 ? Parce que cette année-là dans la collection Contes pour bibliophiles, deux littérateurs en quête d'audience, Octave Uzanne et Albert Robida annoncèrent La fin des livres [http://www.gutenberg.org/ebooks/2820], qui allaient inévitablement disparaître avec… le téléphone.
Le papier c'est donc bien, mais n'empêche que les 327 notes de cet ouvrage, qui sont presque toutes des liens web, ne sont, de fait, pas cliquables.
Certes, la POD (impression à la demande) abordée (pp.78-93) pourrait nous illusionner sur une éventuelle complémentarité des supports, mais il faudrait voir plus loin et envisager la possible convergence du web 3D immersive et de la réalité virtuelle, de la réalité augmentée et des hologrammes. Sans parler du rôle des intelligences artificielles, tant versant production de contenus, que versant médiation ou assistance aux lecteurs et aux chercheurs.
Alessandro Ludovico n'occulte pas complètement ce futur qu'il exprime magistralement dans cette formule qu'il qualifie de « métaphore cyberpunk » : « Le papier, c'est la chair, et l'écran le métal » (p. 134).

Les extrêmes du passé et du futur

« Ce à quoi nous avons affaire est un médium de transition, avec des propriétés hybrides en mutation permanente. Même lorsqu'ils se font concurrence, papier et pixel se complètent. » (p. 134).
Aujourd'hui les recherches les plus avancées, notamment celles sur les encres électro-conductrices et l’électronique imprimée, s'inscrivent à leur tour dans ce mouvement de l'histoire des techniques qu'Alessandro Ludovico évoque même s'il ne va pas aussi loin dans la prospective qui n'est pas son terrain. Le titre même de son essai cependant : Post-Digital Print, désigne clairement cet horizon d'une sublimation de l'imprimé plutôt que d'une bête disparition. Les recherches progressent bien vers une fusion du papier et de l'écran, mais elles seront peut-être rendues rapidement obsolètes par une génération de cyborgs.
Si l'auteur en revient judicieusement à Marshall McLuhan et sa logique : « Manifestement, emmagasiner, c'est déjà accélérer la diffusion, puisque ce qui est emmagasiné est plus accessible que ce qui doit être rassemblé. » (dans Comprendre les médias) (p. 152), qui justifierait finalement aujourd'hui le web tel qu'il est devenu et les politiques prédatrices des GAFAM, ce qui déborde toujours du métal c'est la chair : le primat des réseaux sur les supports.
Gageons en allant plus loin, qu'avec le transhumanisme, voire un post-humanisme, il ne s'agira pas de la chair du papier mais bien de la nôtre. La chair humaine. La chère humaine.
Evidemment, parvenu à ce stade où extrême passé et extrême futur entrent en collision, le mythe reparaît aussi radieux que jamais et nous pourrions peut-être plus facilement lire cet avenir que nous cherchons à deviner à la lecture de Post-digital print, dans celle de L'Iliade et de L'Odyssée : de la chair et du métal.
« Le réseau : ici commence l'avenir » (p. 173) remet l'ensemble de la réflexion initiale en perspective, tant il apparaît clair alors que le réseau de la culture humaine date de l’apparition de l'espèce humaine, et que de l'invention du papier à nos jours, ce support en fut un acteur majeur. Certes, une nouvelle fois, mais demain ?

L'imprimé comme réseau social ?

Demain, dans sa conclusion « Impression postnumérique : un scénario pour l'avenir » (p. 175), Alessandro Ludovico en ébauche une esquisse : « le véritable pouvoir de l'édition numérique, écrit-il, réside moins dans sa manière d'intégrer des media multiples que dans ses capacités supérieures de mise en réseau. » (p. 176), mais aussi en évoquant « l'éthique de l'édition imprimée DIY », en écho aux siècles de production et d'activisme imprimé qui s'écoulent aujourd'hui par d'autres chemins (p. 177).
Le numérique finalement pourrait bien s'imposer, pour les esprits autonomes, comme une simple boite à outils pour faciliter la diffusion de l'imprimé contestataire, versus une diffusion numérique propagandiste et commerciale de masse (?).
A la génération pratiquement spontanée de formes hybrides répond une « nouvelle génération d'éditeurs, capable d'exploiter divers média, anciens et nouveaux, sans ressentir le poids d'une quelconque affiliation idéologique vis-à-vis d'aucun d'entre eux, [et qui] sera donc sûrement en mesure de développer de nouvelles publications véritablement hybrides, en combinant de manière inventive les meilleurs formats et interface du numérique et de l'imprimé. » (p. 180).
 

Nous sommes après le numérique

La postface signée Florian Cramer nous rappelle enfin que nous sommes en réalité de fait dans un moment postnumérique.
« Les communautés du fanzine ou du livre d'artiste [et bien d'autres probablement] elles-mêmes sont connectées via les blogs et les forums Internet. [Mais] plus important encore peut-être, elles utilisent l'imprimé comme une forme de réseau social qui n'est pas contrôlé par Google, Twitter ou Facebook. Ainsi ces communautés constituent-elles une avant-garde de la nouvelle culture imprimée postnumérique – culture qui coupe court à la fausse dichotomie "imprimé" / "électronique" (qui nous hante depuis McLuhan). » (p. 186). CQFD.
 
Sommes-nous alors à l'aube d'une ère nouvelle où le papier ne sera pas remplacé par des gadgets technologiques, mais où il s'effacera naturellement de lui-même, comme excédé par la langue, les mots et les maux, et où, à la table de la grande conversation des médias, vieux et nouveaux, reviendra la parole. Dis, Babel, c'est encore pour longtemps ?

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