mercredi 14 octobre 2009

Qui lisaient en ces temps-là ?

C’est Roger Chartier qui traite du sujet : Lectures et lecteurs “populaires” de la Renaissance à l’âge classique, dans cette Histoire de la lecture dans le monde occidental, dont je poursuis donc… la lecture.
Aux questions : « Qui lisaient ? » et « Qui lisaient quoi ? », il s’avère, outre les aléas naturels à toutes recherches historiques, que l’expansion du livre et de la lecture semble bien, malgré les idées reçues que certains de nous pourraient avoir, s’être très tôt calquée sur une vive circulation, circulation des textes et des idées, circulation qui s’apparenterait déjà quelque part aux flux du numérique.

Nous découvrons, en effet, une présence du livre plus forte que certains pouvaient l’attendre dans les sociétés de jadis : « les études monographiques ont constaté une présence du livre plus forte qu’on ne pouvait l’attendre dans les milieux des artisans et des marchands » ; « les laboureurs, artisans et marchands du diocèse de Cuenca interrogés par l’Inquisition entre 1560 et 1610 lisent… ». Aussi, tout au long de sa partie, Roger Chartier s’applique-t-il avec raison à nous : « mettre en garde contre une qualification sociale trop hâtive et trop globale des caractéristiques morphologiques des pratiques de lecture. ».
Je dirais familièrement : ils n’étaient pas forcément plus bêtes avant ;-) « En effet, explicite notre auteur, partout en Europe […] des libraires-éditeurs audacieux inventent un marché populaire de l’imprimé. [Cette clientèle populaire] est nombreuse et elle comprend les plus humbles lecteurs (artisans, boutiquiers, petits marchands, élites villageoises)… » Les recettes sont simples : réduction des coûts de fabrication et conséquemment du prix des livres, catalogues et formats conçus pour séduire le plus grand nombre, colportage (l’arrivée du chemin de fer quelques siècles plus tard révolutionnera la diffusion-distribution des livres et fondera la fortune d’Hachette, mais nous n’en sommes pas là !).
Mais c’est pourquoi cette partie s’attache, avec pertinence, aux pratiques du lire sur les pas de Paul Ricœur. « Une histoire des lectures et des lecteurs (populaires ou non), précise Roger Chartier, est donc celle de l’historicité du processus d’appropriation des textes », poursuivant ainsi, par ces mots qu’il serait sans doute intéressant d’appliquer aux nouvelles générations de lecteurs natifs du numérique en ce début de 21e siècle, « que “le monde du lecteur” est constitué par la “communauté d’interprétation” (selon l’expression de Stanley Fish) à laquelle il appartient et que définit un même ensemble de compétences, d’usages, de codes et d’intérêts. »
Une autre question émerge de la lecture de cette partie. La vieille méfiance des autorités politiques et religieuses à l’encontre de la littérature de fiction, viendrait-elle historiquement de cette inexorable progression dans la société civile de la lecture silencieuse, cette : « crainte qu’inspire une pratique de lecture qui brouille chez les lecteurs la frontière entre réel et imaginaire », et quid alors aujourd’hui de cette crainte sociale face à la convergence jeux vidéos / bandes dessinées / littérature SF et Cie ? Ce point mériterait développement…

Que des disciplines, comme la recherche historique, aient de logiques besoins de catégoriser est légitime, nonobstant, pour la prospective du livre et de l’édition il y a une irréductibilité essentielle des lecteurs : il ne saurait y avoir un, ni même, des, lectorats, définissables par leur commune appartenance à des catégories socioprofessionnelles, mais, il y a des lectrices et des lecteurs, par ailleurs se saisissant des technologies de l’information et de la communication pour écrire et publier (et devenant ainsi pleinement des écrivants, au sens de Barthes, c’est-à-dire : utilisant l’écriture comme moyen de communication) et formant des communautés vivantes déterritorialisées (notamment transfrontalières), fondées, non pas, non plus, sur les veilles catégories classiques, mais, en fonction de leurs centres d’intérêts et des pratiques qu’elles promeuvent, inventent et développent.
C’est pourquoi les notions vagues de buzz et de marketing viral s’avèrent aujourd’hui plutôt inefficaces pour promouvoir le livre et les auteurs sur le Web, alors que ce qu’il faudrait en réalité serait la mise en action de véritables stratégies de planning digital (c’est-à-dire la mise en place concertée d’actions directes, ponctuelles et ciblées, sur ces nouveaux territoires numériques qui se développent en fonction de leurs propres écosystèmes – entendons également par là : qui développent leur propres systèmes économiques – et qui ne peuvent nullement s’appréhender comme s’ils étaient le reflet exact de la société). Depuis la Renaissance la société a changé : qu’on se le dise !
A suivre...

1 commentaire:

  1. 1560-1610 on est plutôt dans le modernisme. Michel-Ange meurt en 1564 et les humanistes déclinent. Il y a, il me semble, un biais dans l'analyse de Chartier (mais j'ai pas tout lu évidemment): le lecteur est instruit et l'instruction n'est pas diffusée pareillement en France et en Italie par exemple.Combien sont-ils ces humbles lecteurs au regard des ignares ?
    Pour le planning digital je suis preneur ;-)

    RépondreSupprimer