vendredi 5 février 2010

Redéfinir des vecteurs de lecture

En vérité, à travers le prisme de notre interprétation des enjeux et de la perception de nos propres intérêts, c’est, le plus souvent, notre rapport profond (plus ou moins conscient, remontant, à la fois, à notre enfance, et, à notre pratique quotidienne d’aujourd’hui), c’est, pour chacun(e) d’entre nous, notre rapport intime aux livres et à la lecture, qui s’exprime en réalité à travers nos points de vue sur les actuelles mutations du livre et de la lecture.
Les réactions épidermiques priment souvent sur la réflexion (même dans les entreprises je pense ;-)
Je pense en ce moment à celles et ceux qui disent « Oui » au numérique, mais s’exclament qu’ils ne pourraient bien évidemment jamais lire un Grand Auteur (avec des majuscules qui s’entendent), disons, par exemple, Rimbaud ou Balzac, sur un nouveau dispositif de lecture. Ces personnes, de bonne foi et avec lesquelles je partage le plus souvent nombre de mes goûts littéraires et, dans tous les cas, le même amour pour les livres et la lecture, ces personnes me rappellent cependant celles qui disent  : « bien évidemment je ne suis pas sans ignorer que… », pensant ainsi dire qu’elle ne sont pas sans le savoir ;-) Comment, en effet, des auteurs de l’envergure de Victor Hugo ou de Thomas Mann (pour varier les exemples), perdraient-ils de leur génie, seulement en basculant leurs œuvres d’un support à un autre ? Plutôt que de les apprécier véritablement, n’est-ce pas là douter de leur grand art ?
Cela dit, il n’en reste pas moins vrai que les nouveaux dispositifs de lecture évolueraient vers du high-tech (l’iPad d’Apple en serait une preuve), alors que la lecture, telle que nous la pratiquons depuis plusieurs siècles, est une activité qui demande et demandera, je pense, du low-tech.
L'attention, les capacités d'apprentissage et de mémorisation ne sont pas les mêmes sur écran que sur papier. Quid d’une “hyper-lecture” multimédia, zappée et surfée sur la tablette iPad d’Apple ? Même si le logo est une petite pomme sympa, des questions cruciales se posent si nous ne voulons pas finir en compote ;-)
L'expérience de la lecture va se renouveler avec le numérique et ces nouveaux dispositifs, et la balle est dans le camp des auteurs et des éditeurs du siècle.
Mais encore faut-il qu’ils commencent par s’interroger sur les apports réels des nouvelles technologies pour l’écriture et la lecture de livres.

S’interroger sur les apports des nouvelles technologies

Premièrement, s’interroger sur la lisibilité, c’est-à-dire, à la fois, sur le confort de lecture, et, sur la mise en “page” typographique.
Pourquoi ? Parce que lire c’est d’abord regarder. (En 1913 dans une conférence sur le caractère visuel du vers libre, Gide rappelait cette possibilité de faire passer dans l’aspect même de la phrase quelque chose de l’acte qu’elle décrit. La constatation n’était pas nouvelle. Les premiers “vers figurés” du grec Simmias de Rhodes datent de trois siècles avant Jésus-Christ, et non des calligrammes, “idéogrammes lyriques” de 1914 d’Apollinaire.)
Deuxièmement, s’interroger sur le rôle du lecteur dans la lecture.
Pourquoi ? Parce que le texte littéraire doit garder une certaine réticence. Dans Lector in fabula, en 1979, Umberto Eco analysait clairement comment « Le texte postule la coopération du lecteur comme condition d’actualisation. ». L’hypertextualité et le multimédia aujourd’hui possibles sur une tablette comme l’iPad, réactualisent et questionnent autrement la conjugalité auteur/lecteur. Eco précisait dans son essai, qu’« un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif. Générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre ».

L’autre, le lecteur, dont « l’imagination, écrivait Milan Kundera, dans son célèbre : L’art du roman, complète automatiquement celle de l’auteur », et au sujet duquel Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ? précisait que : « l’imagination du spectateur n’a pas seulement une fonction régulatrice mais constitutive ; elle ne joue pas, elle est appelée à recomposer l’objet beau par-delà les traces laissées par l’artiste. ».
(Je ne parviens pas à remettre la main sur mes notes (manuscrites, couic ;-) de l’essai d’Edith Wharton, Les règles de la fiction, paru aux éditions Viviane Hamy en 2006, mais il me semble bien, de mémoire, qu’elles allaient aussi dans ce sens.)
Donc, le lecteur, appelé à « recomposer l’objet beau par-delà les traces laissées ». Mais : les i-traces ne seraient-elles pas trop directives ? Resterons-nous dans des univers romanesques à co-inventer (imaginer), ou bien circulerons-nous dans des œuvres hypermédiatiques aux routes tracées et aux panneaux indicateurs impératifs ?
Contextualiser demain une œuvre par des ajouts multimédias, au contraire d’être un enrichissement, cela ne risquerait-il pas d’appauvrir, de limiter, le génie naturel du lecteur ? De restreindre son imaginaire en l’orientant ?
Personnellement (et n’ayant aucunement la prétention d’être représentatif des lecteurs) : d’une part, quand je me suis plongé dans la lecture d’un roman qui m’a transporté, j’ai ensuite l’impression de l’avoir vu en film, alors qu’il n’en est rien, alors que je l’ai “simplement” lu. D’autre part, les adaptations cinématographiques ou télévisuelles de romans dont j’ai apprécié la lecture m’ont toujours déçu, m’apparaissant plus pauvres que les œuvres romanesques originales. Aussi je pose la question : dans quelles mesures un ajout rich-media peut-il être un enrichissement ?
Comme l’avançait l’auteur québécois Gary Gaignon lors d’un récent échange sur Facebook, il faudrait concevoir la contextualisation multimédiatique comme un enrichissement parallèle (et le mot parallèle est important je pense), c’est-à-dire, explicitait-t-il : « fournir les références et les explications de texte souvent nécessaires à la reconstitution imaginaire du commun des lecteurs qui n’a jamais mis les pieds par là. Exemple […] vous lisez Le Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue. Cela ne vous enlèverait rien qu’il y ait tous les liens hypertextuels pour refaire son itinéraire d’origine tout le long d’une visite guidée par l’image et des commentaires historiques… ».
L’exemple est pertinent, mais je reste réservé dès lors qu’il s’agirait, pour moi en tous cas, de relire ainsi La montagne magique de Thomas Mann, ou Belle du seigneur d’Albert Cohen.

Le livre comme vecteur de lecture

Un livre n’est pas exclusivement du contenu ni uniquement un contenant, comme les batailles commerciales actuelles pourraient le laisser croire. C’est avant tout le vecteur d’une expérience de lecture, expérience à chaque fois unique, intime, et force motrice d’une transmission et d’une délégation de la mémoire depuis l’apparition des premiers alphabets.
En marge de ces réflexions il pourrait être éclairant de se rappeler que selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme : « 3 100 000 personnes, soit 9 % de la population âgée de 18 à 65 ans résidant en France métropolitaine et ayant été scolarisée en France, est en situation d’illettrisme. » (Rapport ANLCI 2008), et également que le nombre de “grands lecteurs” décroit, et enfin que, de l’avis des spécialistes, la “lecture industrielle” (lecture sur supports informatiques) demande davantage de compétences que la lecture sur papier.
Dans ce contexte, en prospective du livre et de l’édition, une question cruciale se pose : l’extrême contemporain est-il, de fait, exclusivement numérique ?
Des cellules de scénarisation permettraient-elles de répondre à cette interrogation ?
Aujourd’hui, redéfinir des vecteurs de lecture pourrait peut-être permettre de concevoir des livres 2.0, des livres numériques qui seraient autres choses que des livres numérisés ou des animations multimédias.

Les marques des majors de l’édition (ou les groupes auxquels elles appartiennent), les éditeurs indépendants, ont-ils la marge (sic) suffisante pour dépasser l’horizon des contrôleurs de gestion et envisager sous cet angle leur à-venir à moyen terme ? C’est-à-dire tout simplement sous l’angle de l'innovation de produit, de la création par les auteurs et les éditeurs de nouveaux produits éditoriaux. La réponse est oui (pensons aux livres objets, à l’arrivée des codes 2D dans des livres et BD imprimés, aux premiers essais d’introduire la réalité augmentée dans des encyclopédies…), mais un oui encore timide au regard des enjeux et des compétiteurs extérieurs.

Peut-on éditer dans l’extrême contemporain ?

Le piège serait certainement aujourd’hui de s’enfermer dans une logique d’opposition imprimé vs numérique ou vice versa, ou dans un extrémisme du “tout numérique le plus vite possible”.

Aujourd’hui le sentiment de contemporanéité s’effondre avec l’accélération des progrès technologiques, accélération qui, il faut bien l’avouer, rend de plus en plus crédible la théorie de la Singularité ! (« La Singularité technologique est un concept, selon lequel, à partir d'un point hypothétique de son évolution technologique, la civilisation humaine sera dépassée par les machines – au-delà de ce point, le progrès n’est plus l’œuvre que d'intelligences artificielles, elles-mêmes en constante progression. Il induit des changements tels sur l'environnement que l’Homme d’avant la Singularité ne peut ni les appréhender ni les prédire de manière fiable. » Définition Wikipédia).
Comme je l’écrivais ici même en introduction de mon précédent billet : les époques à mutations rapides génèrent des sociétés “fragmentées”, au sein desquelles les changements se diffusent de façon asynchrone.
Ceux qui jadis ont écrit l’histoire du livre et de ses métiers, ou, plus exactement, ceux que l’histoire a retenus et avec lesquels nous écrivons aujourd’hui notre histoire du livre et de ses métiers, ceux-là étaient-ils habités de leur vivant par des sentiments d’innovation, ou n’étaient-ils seulement motivés que par des préoccupations d’ordre économique ? Se vivaient-ils comme des novateurs, comme des précurseurs ? Sans doute pour certains, mais quels étaient alors leurs statuts (à une époque où les médias sociaux n’existaient guère ;-) vis-à-vis de leurs contemporains ?

Nous savons avec certitude, par exemple, que lorsqu’ils ont coexisté à Paris durant l’automne 1871, Rimbaud et Théodore de Banville n’étaient pas pour autant des poètes contemporains l’un de l’autre.
Les tablettes de lecture entrent maintenant dans le contemporain, dans le champ des pratiques, des usages, elles deviennent actuelles. Si ces nouveaux dispositifs de lecture coexistent aujourd’hui avec les livres-codex, comment ne pas s’interroger sur cette coexistence, sur son sens et son destin ?
Faisons une nouvelle fois un détour via la poésie, simplement pour nous aider à saisir l’essentiel. Pour l’essayiste sur la poésie, Jude Stéfan, l’actuel en littérature désigne simplement ce qui s’écrit aujourd’hui, « la littérature usuelle », courante (ce qui pourrait vouloir dire aussi : qui ne se fixe pas, qui ne laissera pas de traces, et se rapprocher d’une production textuelle soumise aux flux numériques. (Quid de la destinée, par exemple, de ce présent texte sur ce présent blog ? L’un de mes passés blogs sur les romans japonais a ainsi, par ma propre volonté il est vrai, disparu à jamais.)
Face aux catégories de la modernité et de la postmodernité, Jude Stéfan définit les avant-gardes comme des « éclaireurs de la littérature » (l’éclaireur, à la fois celui qui éclaire, et celui qui va devant, le précurseur…), et il désigne un extrême contemporain, en paraphrasant ce que Baudelaire jadis écrivait sur le moderne : « la part d’éternel qui affleure dans le passage ».

Le point de localisation de l’extrême contemporain (intéressant à déterminer en prospective selon moi, et c’est bien et uniquement pour cette raison que j’en parle ici), le point de localisation de l’extrême contemporain donc, serait dans ce passage qu’évoque Baudelaire, et où le présent (l’instant et l’actuel) s’effondre, de part et d’autre, c’est-à-dire, tant derrière soi dans le passé, que face à soi dans l’à-venir. (C’est peut-être là ce qui s'appelle : “être sur la brèche” !)

L’interprofession du livre est aujourd’hui sur la brèche et la question qui se pose à elle au fond est la suivante : Peut-on éditer dans l’extrême contemporain ? (Étant entendu que nous n’y sommes pas encore mais que c’est pour bientôt ;-)

N.B. : Il ne s’agit ici que de quelques réflexions appelant le partage. Si vous aussi réfléchissez ou travaillez sur ces sujets, n’hésitez pas à me contacter. Il y aurait alors de grandes chances que vos travaux m’intéressent ;-)

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