dimanche 4 mars 2012

Semaine 09/52 : De la diffusion à l'infusion

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 09/52. 
  
Les technologies de la communication engendrent un environnement pervasif dans lequel nous baignons. Nous sommes immergés dans cet environnement pervasif, submergés par les données, comme par l’air que nous respirons, sans toutefois nous y sentir encore comme des poissons dans l’eau. Car il s’agit en effet d’un changement d’atmosphère, d’une sorte de naissance avec le passage du liquide amniotique à l’air ambiant du monde extérieur, d’un nouveau monde à conquérir.
« Un environnement pervasif (ou environnement ubiquitaire) correspond à un fonctionnement global de la communication où une informatique diffuse permet à des objets communicants de se reconnaitre entre eux et de se localiser automatiquement » (source Wikipédia).
 
Je pense que les dispositifs de lecture à venir relèveront ainsi de l’expérience du "sixième sens" développée au MIT (là où se développa notamment l’e-paper). 
  
Je poursuis donc cette semaine mes réflexions des semaines écoulées.
Avec un certain étonnement je constate qu’il n’y a pas véritablement eu pour moi d’éléments marquants cette semaine.
Cette absence de fait marquant, dans une semaine surchargée et débordante d’informations et de polémiques, est, en soi, un fait marquant. 
  
Psychogéographie et ubiquité
  
L’ubiquité, cette faculté d’essence divine de pouvoir être, au même moment, présent en plusieurs lieux, et que nous commençons, nous autres humains, à pouvoir expérimenter, l’ubiquité interroge (je l’ai évoqué les semaines passées) notre rapport à l’espace (et donc aux livres).
 
J’ai découvert par sérendipité cette semaine le concept de psychogéographie. Je pense qu’il pourrait peut-être éclairer de manière originale les effets de l’exploration des territoires digitaux sur les capacités cognitives et la sociabilité des internautes.
En 1955 Guy Debord avait défini ainsi son concept de psychogéographie, comme se proposant d’être : « l'étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. ».
Versant histoire du livre, ces concepts d’ubiquité et de psychogéographie pourraient-ils trouver une perspective dans les réflexions que j’ai précédemment amorcées ?
Par exemple, ce que Yann Minh écrivait dans MCD #59 de l’été 2010 (Musiques & Cultures Digitales), au sujet de l’influence, de l’interpénétration, de l’intrusion des personnages dans le monde prétendument "réel", car perçu avec nos sens physiques et interprété avec notre cerveau. Cette interpénétration, cette intrusion sont en train de se réaliser et seront généralisées d’ici quelques années avec l’avènement d’un univers (uni-vers) ubiquitaire.
« Pendant l’écriture de mon roman Thanatos, Les Récifs, j’ai, écrit Yann Minh, "invoqué" dans mon esprit les héros de ma dramaturgie qui ont acquis ainsi une forme d’existence "noosphérique" plus intense. Par le biais de leur "mise en scène" dans le roman, cette "existence immatérielle" a été partagée par plusieurs milliers de lecteurs, générant par-là une ébauche "d’existence sociale" virtuelle. Les auteurs de fiction connaissent ce phénomène décrit par Pirandello qui s’est retrouvé, selon ses propres écrits, hanté par ses fameux six personnages en quête d’auteur.
Ainsi, beaucoup de héros de romans, de théâtre, de textes anciens, de cinéma - Don Quichotte, Les Trois Mousquetaires, Moïse, Sherlock Holmes, Spock, Buffy, Ripley, Don Juan, Marilyn Monroe, etc., etc. - ont acquis avec le temps cette relative forme d’existence et d’autonomie informationnelle : une noo-sociabilité.
Grâce aux mondes persistants qui permettent une interaction en temps réel, comme un acteur qui jouerait un "personnage" au quotidien, j’ai expérimenté le fait "d’invoquer" Dyl, l’héroïne de mon roman, que j’ai "incarnée" pendant deux ans dans le cyberespace, (Myspace, blog, Second Life) afin d’enrichir ma cosmogonie des Récifs par une propagation transmedia de mes héros de fiction. » (Lire l’intégralité du texte en suivant ce lien et se reporter à la conférence que donnera sur ce thème Yann Minh ce vendredi 09 mars sur l’incubateur 3D MétaLectures…).
Rappelons que pour Teilhard de Chardin la "noosphère" désigne la « sphère de la pensée humaine ». Cela m’apparaît proche de cet environnement pervasif généré par les technologies de la communication, et de ce que j’ai appelé ailleurs la "bibliosphère". 
  
Comment qualifier cette naissance à la noospshère ?
  
Nous pourrions dire que c’est un phénomène.
Car il s’agit bien d’un ensemble de faits convergents, constatés, observables et observés, et susceptibles d’études scientifiques.
Ce que nous vivons, et qui va bien au-delà du seul passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, est donc un phénomène.
 
Ce phénomène s’inscrit sur un temps bien plus long que celui des bavardages stériles de nombre de blogs et des réseaux sociaux. Aussi ces derniers ne peuvent-ils en rendre compte.
Le phénomène dépasse la France, la francophonie, et même les États-Unis.
Il est mondial.
Les enjeux sont civilisationnels.
Ils semblent s’exprimer dans la convergence des médias et l’invasion des robots lecteurs. 
  
Les robots lecteurs sont déjà parmi nous en nombre. Omniprésents. Nous n’en avons pratiquement pas conscience, simplement parce qu’ils ne se présentent pas à nous sous des formes humanoïdes. Mais, que sont, par exemple, les moteurs de recherche, sinon des systèmes robotiques de lecture du web ? 
  
Expansion de l’environnement (ce qui nous environne) pervasif ; influence ; interpénétration ; intrusion ; ubiquité… Des experts de la théorie de la singularité technologique prédisent le point de bascule vers l’an 2030 (dans 18 ans).
Ces perspectives incitent à relativiser le chaos quotidien.
  
Il est alors grandement déplorable que la parole soit confisquée, comme elle l’est, par les discours corporatistes, de part et d’autre, par la propagande des lobbies et la désinformation des professionnels du marketing, mais aussi, par le bavardage incessant de beaucoup qui parlent haut et fort d’une édition qualifiée de numérique, alors qu’ils n’ont en vérité aucune vision structurée et structurante, ni du passé ni du devenir du livre. 
  
Certes, des événements factuels, sont symptomatiques, expriment la crise de croissance et de confiance que nous traversons.
Ils doivent être entendus et pris en considération.
 
Je pense ici aux actions légitimes conduites depuis quelques semaines par le collectif Le droit du serf autour de l’auteur de science-fiction et de thriller Ayerdhal (« Collectif de réflexion et d'action créé en octobre 2000 pour faire respecter le droit des auteurs à jouir décemment de leurs œuvres, réactivé fin 2009 pour faire valoir ce droit dans la commercialisation numérique de leurs ouvrages. ») qui mobilise avec vigueur contre une proposition de loi dite "des livres indisponibles", laquelle permettrait l'exploitation numérique de tout livre publié en France avant la date du 1er janvier 2001 et qui ne serait plus l'objet d'une diffusion commerciale par un éditeur. 
  
Des idées passagères mériteraient davantage notre attention aussi.
Dans l’élan de son conflit avec les éditions Gallimard, François Bon aurait exprimé cette idée qu’ : « Il faudrait faire des exceptions pour des classiques modernes de la littérature en les considérant comme relevant du patrimoine universel de l’humanité. L’Unesco le fait bien pour des lieux : pourquoi pas pour des livres ? ». Ce qu’il fallait dire en effet.
Sur son blog La République des livres, Pierre Assouline fait bien de relever cette idée, presque passée inaperçue dans la logorrhée de la blogosphère.
Oui : les grandes œuvres de la littérature doivent appartenir au patrimoine universel de l’humanité.
Qu’un roman, tel "La peste" d’Albert Camus, par exemple, soit payant en version imprimée est parfaitement normal. Imprimer a un coût. Mais un tel roman doit également être en accès libre en version numérique pour chaque habitant(e) de la planète.
Que l’Unesco joue ici son rôle et assume ses responsabilités face aux logiques marchandes.
Les grandes œuvres de la littérature appartiennent de fait au patrimoine universel de l’humanité.
 
Je vais être clair. Pour moi, nous ne devrions pas dire : « En France, "Le vieil homme et la mer" d’Hemingway est protégé jusqu'en 2032. », mais plutôt : « En France les droits sur "Le vieil homme et la mer" d’Hemingway sont préemptés jusqu'en 2032. ».
 
2032 ! Ridicule, si l’on songe que des experts de la théorie de la singularité technologique prédisent le point de bascule vers l’an 2030 ! 
  
Un prodige agissant. Une seconde Renaissance ?
   
Bien au-dessus de ces mesquineries, le phénomène à l’œuvre est un véritable prodige agissant qui annonce peut-être une nouvelle Renaissance (?).
 
A l’initiative, entre autres, du bibliologue belge Paul Otlet Le Mundaneum (1998), projet visant à rassembler l’ensemble des connaissances du monde, s’inscrit dans le droit fil du Memex (1945) de Vannevar Bush, lequel poursuit la Roue à livres (1588) d’Agostino Ramelli, lequel s’inscrivait dans la lignée des inventeurs mésopotamiens de l’écriture (-3300).
 
Sur cette ligne du temps des points frétillants marquent des pics, des échauffements, ils peuvent être des accélérateurs, mais ils ne doivent pas nous désorienter.
  
Actuellement un prodige agissant est entré en action (quand ? A partir de quand ?). La reconfiguration à l’œuvre, opéra phénoménal, remet en jeu notre appréhension et notre compréhension des connaissances.
 
Elle nous demande de faire la part du conjoncturel, du débat passager, d’avec ce qui restructure.
 
C’est ainsi qu’il faut je pense, au moins en prospective du livre, repenser le numérique sur une échelle de temps bien plus large que la vision étriquée des commentateurs.
 
Si nous pensons le numérique comme une fabuleuse boite à outils, des outils qui ne sont que dans le prolongement de ceux maniés jadis par nos ancêtres, nous prenons conscience alors de la futilité des gadgets technologiques, tels les iPhone, iPad et autres Kindle, qui ne sont que des jouets pour adultes, plus exactement : pour consommateurs.
  
Si nous assistons à la naissance d’une seconde Renaissance, nous pourrions vivre l’évanouissement du livre dans le passage. Un moment unique alors dans l’histoire de l’humanité.
  
Le phénomène que j’évoquais ne serait-il donc qu’un simple phénomène de substitution ? (Non. Je pense qu’il va au-delà, plus loin que de substituer le codex au rouleau, par exemple…). Pour l’instant c’est le terme "évanouissement" qui s’impose à moi, mais cela me dérange car l’évanouissement est "une perte de connaissance" (?).
   
Il est sans doute temps de conclure pour cette semaine ces réflexions en direct…
Pour le dictionnaire Littré : diffuser c’est « Répandre de çà et de là, répandre à travers », et, infuser c’est : « Faire pénétrer un liquide dans quelque chose. La Fable raconte que Médée infusa un sang nouveau dans le corps du père de Jason. ».
Nous constatons bien, jours après jours, semaines après semaines, que le modèle de la diffusion des livres imprimés n’est pas applicable aux livres numériques qui s’infusent dans les lectorats des internautes de la noosphère.
Ainsi passerions-nous de la diffusion des livres à l’infusion des textes.
 

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