dimanche 25 mars 2012

Semaine 12/52 : Le livre comme objectif

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 12/52. 
   
Le sentiment croissant que l’interprofession du livre est décidément bien loin de ce qui se déploie. J’ai pu en partie l’exprimer dans un post hier : Le corps du lecteur dans la lecture.
 
Le quotidien apporte jour après jour les preuves flagrantes que les nouveaux dispositifs de lecture ne visent qu’à la marchandisation de la culture et ne répondent qu’à des logiques utilitaristes.
A priori je ne vois que les designers et les graphistes pour réintroduire une apparence d’humanité dans ces prothèses de la technologisation globale qui véritablement s’impose à nous. (Pour le reste, pour de la véritable humanité, ce serait aux auteurs et aux lecteurs de faire LEUR révolution !)
Ne pourrions-nous pas aussi d’ailleurs retirer de cette constatation du fait que le marché du livre français marque des résistances indéniables au passage à l’édition numérique, qu’il n’y a pas là que les effets de l’inertie calculée des industriels du livre imprimé qui s‘exprimeraient ainsi, mais aussi le fait que cette mutation des dispositifs de lecture nous est à tous : imposée. De fait, nombre d’auteurs et de lecteurs sont, eux aussi, réservés, sur la défensive, et n’apportent pas la poussée novatrice, l’élan qu’il faudrait, le grand souffle plein d’espoirs, et pourquoi ? Parce que cette fameuse "révolution du livre" leur est imposée par des industriels. Elle nous est imposée. Pour la plupart nous n’y participons pas, nous ne la comprenons pas, et nous n’en sommes en aucune façon à l’origine. Cela nous est étranger. Et où cela va-t-il nous mener ?
  

Danger si le livre nous devient étranger

 
La lecture cette semaine d’un entretien avec Bernard Stiegler : Le marketing détruit tous les outils du savoir. Ce n’est pas faux.
« La question, dit Bernard Stiegler, n’est pas de sortir du monde industriel, parce que ça, c’est du vent. Les gens qui disent cela sont des irresponsables ! La question est d’inventer une autre société industrielle, au service de l’humanité et non pas du capital. […] Le web, c’est l’ère industrielle de l’écriture. Le numérique, c’est de l’écriture. Une écriture faite avec l’assistance d’automates, de moteurs de recherches, de serveurs, d’ordinateurs, qui se propage à la vitesse de la lumière, est évidemment technique, et de dimension industrielle, car elle suppose des infrastructures de type Google. […] L’évolution humaine est indissociable de l’évolution technique. ».
Mais encore faut-il que le souci de l’évolution humaine oriente la progression de l’évolution technique.
Ce n’est pas le cas.
Les industries culturelles travaillent à prendre le contrôle du marché du livre et les petits empires familiaux tremblent de tous leurs membres, la main crispée sur le portefeuille. Que ne serrent-ils les poings, et de se mettre en marche pour libérer les mots noirs par l'imprimerie enchainés dans des bateaux de papier !
Mais par quoi sont-ils préoccupés ? La réponse est si évidente qu’il ne serait que puéril de l’écrire ici. Mais, pour la plupart, ce n’est pas l’avenir du livre qui les préoccupe.
Je suis toujours subjugué par l’indifférence à la lecture du plus grand nombre de personnes que je rencontre dans ce milieu.
On peut repérer facilement je crois avec un peu d’attention, ces professionnels du livre qui ne lisent pas. Ils n’ont pas le temps. Ils font du business. Et sinon, souhaitons-leur, ils profitent de l’argent qu’ils gagnent. Mais lire n’est pas pour eux une activité essentielle à leur vie.
  

Ne plus rien attendre des professionnels du livre

 
Nous vivons une révolution graphique qui dépasse de beaucoup le périmètre étroit du passage de l’édition imprimée à l’édition numérique. Derrière les murs de ce couloir de la mort il y a le vaste monde du vivant, un monde en pleine ébullition. 
  
Sur LinkedIn le trend setter René Duringer a listé cette semaine ce « A quoi devrait servir la prospective dans une entreprise en 2012 ? ». (Le conditionnel en dit long !)
« 1. Gérer les ressources humaines en mode prévisionnel (prospective RH)
2. Anticiper les mutations globales dans votre secteur d’activité (mutations sectorielles)
3. Explorer les futurs possibles pour éclairer les enjeux de demain
4. Lancer de nouveaux produits et services
5. Comprendre et anticiper les tendances sociétales
6. Prévoir la situation macro économique
7. Décrypter les nouveaux modes de vie
8. Développer une culture de flexibilité face à un environnement complexe et flou
9. Disposer d’une vision à long terme pour pouvoir construire une stratégie
10. Anticiper les tendances de son marché
11. Identifier les ruptures possibles pour préparer l’entreprise au changement
12. Éclairer les dirigeants sur les prises de décision stratégiques possibles, les marges de manœuvre et les impacts »
Cela recoupe les axes que j’exposais en janvier 2009 dans mon Livre blanc sur la prospective du livre et de l’édition, et de tout cela l’édition imprimée aurait eu bien besoin je pense.
  
Mon livre blanc aurait été en version imprimée qu’il aurait servi je crois de papier hygiénique à ces beaux messieurs qui font tourner les manèges. Je me demande même si certains n’ont pas poussé le vice jusqu’à imprimer le fichier PDF pour se donner ce plaisir solitaire. 
  
Aujourd’hui nous sommes à deux pas de l’écroulement. On licencie dans l’édition, dans la librairie. Les couteaux sont sortis. Il règne à Saint-Germain-des-Prés une ambiance de rivages.
 
En somme ce passage de l’édition imprimée à l’édition numérique aura été « l'histoire d'une immobilité devant l'inconnu du rivage d'en face et devant l'inconnu du destin. Que croire face au néant ? Que faire face aux forces de destruction qui nous menacent obscurément ? Doit-on agir ? Ou au contraire, comme le voudrait le supérieur d'Aldo, faire comme si de rien n'était, profiter du monde tel qu'il est, le laisser en l'état, sans intervenir, sans essayer de donner plus de sens à sa propre vie ? » (Notice Wikipédia sur Le Rivage des Syrtes).
Comme une marée montante le numérique est envahissant, et que laissera-t-il lorsqu’il se retirera ? Alors que nous, nous n’aurons pas utilisé ni sa force ni ses outils pour nous émanciper et pour introduire davantage de justice sociale dans le marché du livre. Les lecteurs sont grugés et les auteurs, ah les auteurs !
  
Écrasés comme des cafards sous la botte du dieu marketing : c’est donc cela que va finalement nous apporter la prétendue révolution numérique de l’édition ? 
  
Peut-être faudrait-il en somme que la prospective du livre et de l’édition ne s’adresse plus aux acteurs du livre et de l’édition, mais, à celles et ceux de tous les autres secteurs, économiques, industriels, artistiques et intellectuels, de la société contemporaine, et parmi eux à ceux qui sont par ailleurs des lecteurs passionnés et/ou des auteurs.
   
Je pense que le livre doit demeurer un objectif, alors que ses progrès sont détournés de leur finalité, mais que nous ne devons pas compter sur les professionnels du livre pour anticiper, préparer, participer tout au moins de ce que sera la lecture à la fin du siècle.
Ils s’en moquent.
Nous sommes seuls.
  
N.B. Illustration Vanité © Fabrice Holowecki.

2 commentaires:

  1. des lectures industrialisées, capitalisées, monétisées au mot près...
    captives au lieu d'être captivantes

    oui, c'est le danger et l'analyse de Stiegler et d'Alain Giffard (surtout) sur le sujet sont précieuses
    sans cris d'orfraie, mais nécessitant impérativement quelque sursaut, et plus que cela.

    Le monde de l'édition, si c'est un monde, aura mieux à faire qu'à se planter des couteaux dans le dos.

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  2. Merci Noam pour cet apport.

    J'en profite pour faire écho ici d'un échange par mails avec un autre de mes lecteurs...
    Même si, comme je l’écrivais ce week-end, il ne faut certainement rien attendre des acteurs traditionnels de l’interprofession du livre, pour nous éclairer et nous guider dans ce qui apparaitra rétrospectivement comme une sorte d’évanouissement de l’imprimé, je suis en permanence tiraillé entre rester centré sur le livre et l’édition et/ou porter mon attention sur d’autres champs de la réflexion et de l’action. Car en effet , comme me l'écrivait donc récemment un de mes lecteurs : “Le livre et la lecture ne sont-ils pas, dans ce mouvement, que des manifestations particulières, parmi d'autres, de quelque chose de beaucoup plus global ?”.
    Cela dit, j’ai la conviction, peut-être à tort, que ce “quelque chose de beaucoup plus global” relèverait de la lecture du monde (?) et donc de la lecture.

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