dimanche 1 juillet 2012

Semaine 26/52 : Le pouvoir hallucinogène de la lecture

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 26/52.
  
Opus 26 sur 52. Je suis à mi-parcours. Le fait d’en avoir pris conscience, de le noter et de m’y attarder, atteste à la fois l’effort (ou la contrainte) que cette chronique hebdomadaire m’impose, mais aussi l’intérêt que je lui porte. Ce cadeau, que je me suis fait en m’offrant cette tribune que personne ne songeait ou ne trouvait intérêt à m’offrir, même s’il a sa part empoisonnée, m’apporte beaucoup, me permet d’ordonner et de clarifier mes réflexions sur le devenir du livre et de la lecture au fil des prochaines décennies, des siècles prochains, et de tracer des parallèles avec une recherche spirituelle plus intime.
  
La tension que je ressens fortement et que j’évoque ici régulièrement est presque palpable. Nous pourrions presque la ressentir dans nos corps. J’écrivais hier : « En 2012 l'édition est comme un singe qui refuserait de devenir un homme ». Je ressens cette pression intérieure.
Les libraires grognent sous le joug des maîtres du marché, des auteurs commencent à s’organiser pour garder le contrôle sur l’édition numérique de leurs œuvres indisponibles en édition imprimée. La coopérative d’auteurs Indisponibles.fr, lancée cette semaine, déclare ainsi avoir plusieurs objectifs :
« — permettre à des auteurs de publier en numérique des ouvrages dont ils auraient récupérés ou non cédés les droits de publication numérique,
  fournir aux auteurs dont les ouvrages papier tomberaient dans la liste des indisponibles du XXème siècle une possibilité de publier eux-mêmes leurs ouvrages, et d’en récupérer des revenus supérieurs à ce que proposerait une société de gestion imposée par la loi,
  effectuer une surveillance active de la liste des ouvrages papiers tombant dans cette liste des indisponibles du XXème siècle et essayer de prendre contact avec le ou les auteurs pour l’informer de la situation de son ouvrage. »
Par ailleurs les deux ans de fonction d’Antoine Gallimard, descendu cette semaine de la présidence du syndicat national de l’édition sont bien dans la normalité en comparaison des 19 ans qui passa son prédécesseur, Serge Eyrolles (Denis Mollat a quant à lui été réélu pour la quatrième fois à la présidence du Cercle de la librairie, notamment propriétaire de la société Electre SA éditrice du magazine professionnel Livres Hebdo lequel, même en ligne, n’a toujours pas de réelle concurrence). Les temps changent ; lentement.
Mais cependant…, c’est à une conversation récente que je voudrais consacrer ce vingt-sixième opus, à un échange qui m’a permis d’ordonner quelques-unes de mes réflexions sur les liens entre lecture et dispositifs de lecture, d’avancer un peu le puzzle.

Quand je lis…
Que serait le livre s’il n’y avait plus de lecteurs ?
N’est-ce pas là, dans ce risque de dissolution des lecteurs dans le flux numérique, que réside l’impérieuse nécessité de la métamorphose du livre ? De sa renaissance sous un avatar autre que celui de papiers pliés et imprimés ?
En fait, je me suis simplement posé la question de ce que je fais quand je lis, moi qui depuis l’adolescence lis plusieurs heures par jour. Sans linguistique, sans discours savants, qu’est-ce donc que lire ?
Lire. Non pas interpréter les signaux de son environnement (ce qui est je pense de l’ordre de l’instinct pour tout organisme vivant), mais attribuer du sens à des signes qui n’en ont a priori aucun. Et voilà donc ce que je fais quotidiennement depuis plusieurs décennies : j’attribue du sens à des signes qui n’en ont a priori aucun. Comment est-ce possible que cela m’apparaisse aussi naturel ? Comment ai-je pu acquérir cette pratique et une certaine maitrise je pense dans l’exercice de cette illusion ?
Vingt-six lettres pour une infinité d’univers, de vies mêlées, et pour certaines depuis, mêlées à la mienne.
 
Apprendre à lire ? J’ai appris cela en 1966 précisément. Je ne veux surtout pas entrer dans la guerre entre défenseurs et pourfendeurs de la “méthode globale”, terme je crois savoir assez générique et qui recouperait en fait différentes pratiques d’apprentissages de la lecture. J’ai pour ma part appris à lire avec la méthode syllabique et cet apprentissage, perturbé par des difficultés d’élocution et un environnement familial difficile, ne me fut pas aisé. Ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai plongé dans la lecture comme dans une autre atmosphère, davantage respirable.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui dans cette “méthode globale”, dont je n’ai donc aucune pratique, c’est l’un de ses aspects particuliers, qui pour moi fait sens, mais dans la mesure seulement où je peux le mettre en écho avec les premières pratiques de lecture de l’humanité.
Dans cette perspective, la présentation proposée ce jour par Wikipédia a ceci de bien pour ma réflexion, qu’elle entre en écho avec ma recherche : « Elle a [la méthode globale] pour ambition de faire acquérir à l'élève une stratégie de déchiffrage des mots, voire des phrases, en tant qu'image visuelle indivisible. […] La lecture se fait par la reconnaissance d'un mot en entier, ou plus souvent d'une phrase entière, et non par le code de l'écrit par syllabes. Elle peut se comparer à la méthode utilisée pour apprendre à lire des langues comme le chinois, basées sur des idéogrammes… » (Source)
Lire  relèverait de la reconnaissance hallucinatoire, plus que du décodage visuel et d’un déchiffrage linéaire que ne corroborent d'ailleurs pas les enregistrements oculométriques.
 
Lire avec un casque !
Dans une certaine mesure cette méthode non-syllabique nous replonge donc avant l’invention des alphabets.
Je me souviens régulièrement de ce qu'Alberto Manguel rappelle dans Une histoire de la lecture (Actes Sud éd.), à savoir que le psychologue américain Julian Jaynes a émis l’hypothèse que : « Lire pendant le troisième millénaire avant notre ère revenait […] à entendre les cunéiformes, c’est-à-dire à imaginer le discours de façon hallucinatoire en regardant les signes qui le symbolisent, plutôt qu’à reconnaître visuellement les syllabes de la façon qui est la nôtre. ». Comme je l’ai évoqué parfois nous pourrions aussi nous demander si les “objets parlants” de la Grèce archaïque ou les statues épigraphiques, sur un certain plan de perception, ne parlaient pas « véritablement », de manière hallucinatoire. Comme statue épigraphique, je pense par exemple celle du roi sumérien Gudéa, rappelée à notre mémoire par Clarisse Herrenschmidt (Les trois écritures, Gallimard éd.) et recouverte d’inscriptions cunéiformes qui donnaient la parole au roi, cette statue qui était visiblement le porte-parole du roi auprès des divinités et, nous ne pouvons que le constater aujourd’hui, auprès des générations futures du 21e siècle également.
 
Quelques vérités partagées par tous et ne nécessitant aucune connaissance scientifique particulière peuvent être listées je pense :
Nous accédons tous dans le sommeil à un plan de conscience particulier qui s’exprime par les rêves, lesquels sont généralement très imagés, semblant puiser dans un réservoir d’images emmagasinées dans notre mémoire et les recombinant en histoires fictionnelles…
  La faculté de notre cerveau à générer des images est ainsi attestée…
Lorsque nous plongeons dans une lecture d’immersion, de type fiction romanesque, récit autobiographique ou expérientiel, nous sommes embarqués dans une expérience similaire, mais, en état de veille. Comme les rêveries diurnes sont moins imagées que les rêves nocturnes, sous peine d’être assimilées à des hallucinations pathologiques, l’expérience de la lecture immersive reste elle limitée par les conditions de vigilance et de conscience de l’éveil. Nonobstant, quand nous voyons une adaptation cinématographique d’un roman qui nous a embarqué nous ressentons bien et formulons clairement que : ce n’est pas ainsi que nous avions vu les choses, que tel personnage ne ressemble pas à celui que nous avions vu dans notre lecture, etc.
En quelque sorte, ne pourrions-nous pas dire que la page imprimée a fait écran (masque) ? Ou alors que c’est l’activité cérébrale de la lecture qui accapare trop de ressources pour déchiffrer et donner sens aux signes graphiques, de telle sorte que la projection absolue du lu n’atteint pas le niveau de la production onirique ?
L’écran de la page, occupé par les signes, ne laisse plus place à la projection de l’image ? (Ici toute l’histoire des supports d’écriture et toutes les études sur le rapport textes / images enluminures, BD…, seraient à réexaminer !)
Mais il y a incontestablement une activité fictionnelle naturelle du cerveau laquelle, à ma connaissance, si elle a été en partie tout au moins explorée par les sciences humaines et particulièrement la psychanalyse, resterait plutôt négligée par les neurosciences.
Enfin, les rapides avancées de l’imagerie cérébrale permettent régulièrement de multiplier et d’affiner nos connaissances sur le fonctionnement et les potentialités de notre cerveau, véritable continent inexploré de notre boîte crânienne.
Les neurones miroirs, par exemple, désignent une catégorie de neurones qui présentent une certaine activité, et ce aussi bien lorsqu'un individu exécute une action, que lorsqu'il observe un autre individu exécuter la même action, ou bien également, lorsqu'il imagine ou lit une telle action.
Les recherches actuelles sur les ICM (interfaces cerveau-machines) sont ainsi, à mon sens, très prometteuses pour l’évolution des dispositifs de lecture.
Liseuses à encre électronique et tablettes tactiles multimédias ne sont que des parenthèses, des impasses technologiques.
Bien sûr une telle idée rappelle avec amusement les visions futuristes de nos aïeux qui imaginaient des voitures volantes pour l’An 2000. Mais nous avons bien des avions depuis un peu plus d’un siècle.
 
Nos descendants ne liront pas avec un casque sur la tête (quoique), mais les dispositifs de lecture qu’ils utiliseront seront peut-être à la croisée des interfaces cerveaux-ordinateurs, qui sont de plus en plus expérimentées, et des dispositifs de réalité augmentée et “d’intelligence ambiante”, qui diffusent de plus en plus dans notre environnement.
Ce que nos descendants à la fin de ce siècle appelleront “lire” sera “voir”.
Un Mésopotamien me comprendrait.
Je voudrais lire ainsi.
 
  

2 commentaires:

  1. Personnellement, je n'utiliserai pas le terme hallucinatoire.

    Ayant appris à lire très tôt, avant la maternelle d'autrefois (5-6 ans), je ne me souviens plus de comment j'ai appris. Par contre je suis sur qu'en lecture normale, je capte des mots et des groupes de mots, sans déchiffrement ni par lettres ni par syllabes orthographiques (1200 en Français, contre 60-70 en phonétique). Lire vite consiste à repérer les mots entiers, d'où notre horreur des fautes d'orthographes, des typos et des polices anormales, normées au XIXème siècle.

    Ah, pouvoir choisir sa police préférée pour lire! (faisable sur les docs électroniques reçus, quoique après 2 ou 3 manips, car les auteurs et éditeurs et publieurs et droitsdauteuriens ne le veulent pas !).

    L'intérêt de capter les mots en bloc sans déchiffrage, est qu'on lit assez vite pour alimenter son cerveau sans s'endormir (au contraire de la plupart des conférences orales!
    Ce n'est pas de l'hallucination juste le fonctionnement naturel du cerveau, captant à 600 mots par minute et analysant-rangeant avec le reste de la CPU cérébrale, soit quelques milliers de mots par minute ou images et cetera {ce que Lorenzo ressent comme hallucinatoire :-) }.

    La défense et la promotion du livre-écrit cela consisterait à banaliser la transcription des mots parlés à 120-180 mots par minute et à indexer le flot séquentiel analogique si lent, sur les mots transcrits, de façon à pouvoir survoler pour n'éventuellement écouter-regarder que les segments ou le non-verbal de l'auteur pourrait apporter un plus.

    En conclusion, l'oeil entrainé est un outil assez efficace pour {entrer} des informations dans notre cerveau. Je n'imagine pas vraiment comment un "casque" pourrait m'alimenter sans m'enlever le contrôle que j'ai de ce que je fais de ces {entrées}.

    Oui, des éditeurs pourraient rêver d'un casque créant dans le cerveau du {client}, des images et des sensations extraordinaires = aller plus loin de ce qu'ils essaient de faire avec la video + son + ...

    Reste à voir ce que cela donnerait sans contrôle retour de ce qui a été ressenti et halluciné...

    Très peu pour moi. :-) Je préfère l'écrit et le contrôle assez bon que j'ai sur cette drogue.

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  2. Certes, il est exact que ma phrase "Lire relèverait de la reconnaissance hallucinatoire, plus que du décodage visuel et d’un déchiffrage linéaire que ne corroborent d'ailleurs pas les enregistrements oculométriques." pose problème, car, plus exactement, il ne s'agirait pas d'une reconnaissance *hallucinatoire*, mais *hallucinogène*, effet que je précise, sur lequel je reviens en tous cas dans la suite de mon texte. Merci :-)

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