mardi 21 août 2012

De la fonction sociale du livre à l'heure du numérique

Dans la foulée de l'enquête de Camille Poirier, mise aujourd'hui en ligne sur le site de L'Express : "Du papier au numérique, quand le livre crée des liens", je vous mets à tous ci-dessous l'intégralité de l'interview initiale, simplement pour que vous ayez plus d'informations sur ce que je pense de cette question ;-)
" - Quels sont, selon vous, les principaux bouleversements qu’implique le passage du livre papier au livre numérique ?

Ils sont nombreux je pense ! Comme lors du passage de l'édition manuscrite à l'édition imprimée à la fin du 15e siècle, nous assistons à une reconfiguration du marché et à l'arrivée de nouveaux entrants. Pas seulement des mastodontes anglo-saxons, comme Amazon, Apple ou Google, mais également une nouvelle génération d'éditeurs, que je qualifie de "pure-players". Il s'agit d'entrepreneurs qui publient des livres exclusivement dans des formats numériques à destination des nouveaux dispositifs de lecture. J'en ai déjà répertorié plus de quatre-vingt dix francophones.

Cette reconfiguration engendre des tensions au sein de l'interprofession, notamment entre les éditeurs traditionnels et les auteurs. Les médiations autour du livre se redéfinissent sur les blogs et les réseaux sociaux où les légitimités sont rediscutées et où le lien social se tisse avec d’autres règles, apparemment plus libres. Les plateformes d’autopublication se multiplient et les lecteurs vont de plus en plus vouloir eux aussi être reconnus comme des auteurs. En vérité personne ne sait où nous allons !

- Pensez-vous qu’ils sont destinés à cohabiter, ou que le second remplacera le premier ?

La cohabitation va être assez longue. D'après les historiens les rouleaux et les livres auraient coexisté pendant au moins un siècle. Mais c'est principalement une question de générations je pense. Celles et ceux qui ont fait leur apprentissage de la lecture sur des livres imprimés vont, comme moi, toute leur vie rester attachés à ce support de lecture. Mais pour ce qui est des tout jeunes enfants qui ont aujourd'hui leur premier contact avec l'écrit sur les smartphones ou les tablettes internet de leurs parents, et qui seront ensuite scolarisés dans des écoles de plus en plus équipées en outils numériques, nous pouvons vraisemblablement penser que lorsqu'ils seront adolescents puis jeunes adultes ils ne se tourneront plus instinctivement vers du papier imprimé pour lire. 

- Les détracteurs du livre numérique affirment que la lecture sur écran est plus individualiste, moins « humaine » : plus d’échanges ou de prêts de livres, de discussions avec les libraires ou bibliothécaires… Pensez-vous que le « rôle social » du livre disparaîtra avec le numérique ou, au contraire, que le numérique pourrait encourager les lecteurs à échanger davantage, en laissant leurs avis sur un livre par exemple ?

Depuis que nous sommes passés il y a plusieurs siècles de la lecture orale à la lecture silencieuse, lire est une activité solitaire, intime. L'arrivée sur le marché de nouveaux dispositifs de lecture (liseuses ou tablettes), de livres numérisés et d'œuvres numériques multimédia, provoque en réaction une surestimation des liens que certains pouvaient entretenir avec leurs libraires.

En fait, sur les réseaux sociaux il est souvent question de livres et de lecture. De nombreux auteurs plus ou moins connus ont leurs blogs, mais il existe surtout beaucoup de blogs de simples lecteurs qui veulent partager leur passion de lire et leurs coups de cœur.
Dès 1996 et jusqu’en 2009 Isabelle Aveline et son équipe avaient avec Zazieweb posé les bases des communautés de lecteurs qui aujourd’hui se multiplient. Je pense à Babelio, par exemple. Il est incontestable que les TIC facilitent et augmentent les échanges autour du livre.

- Quelles sont les principales évolutions que l’on puisse envisager en matière d’ « environnements de lecture » (bibliothèques, librairies…) ?

Avec le développement du commerce en ligne, et pour le livre des acteurs tels qu’Amazon, Apple et Google, les libraires, par ailleurs confrontés à la crise économique et à des loyers prohibitifs sont en position très délicate.

Ce qui se profile, au-delà la baisse des ventes de livres imprimés au profit du téléchargement de livres numérisés, c’est la lecture connectée, en quelque sorte en streaming comme pour la musique. Le modèle de distribution du livre numérique qui est en train de se mettre en place est celui d’un stockage de nos bibliothèques dans le fameux “cloud” (nuage), en réalité des serveurs informatiques. Nous n’achèterons plus de livres, mais nous paierons un droit d’accès ou un abonnement. Avec ce que cela peut supposer, entre autres comme profilage des lecteurs.
Les bibliothèques, qui se présentent déjà volontiers comme des médiathèques, peuvent par contre devenir de véritables tiers-lieux, des espaces de sociabilité autres que le foyer et le travail.
Mais tous, libraires comme bibliothécaires, vont devoir tenir compte de plus en plus des nouvelles formes de médiations et s’orienter rapidement vers le web 3D immersif. Récemment Immochan (filiale du Groupe Auchan) a lancé la version béta d’un centre commercial virtuel en 3D, baptisé Aushopping. Une nouvelle vision du commerce qui intègre la connexion à distance et une dimension réseau social. C’est dans cette voie que doivent s’engager les acteurs du livre et c’est pour les y sensibiliser que j’ai lancé en janvier l’incubateur web 3D MétaLectures

- Vous êtes l'auteur d'un livre sur la "bibliosphère", dont vous nous parliez en 2011. Où en sont les bibliothèques, aujourd'hui, par rapport au livre numérique ?

Elles expérimentent, elles le testent auprès de leurs personnels et de leurs usagers. En général les résultats de ces tests ne font pas vraiment sens à mon avis, car ils ne concernent pas suffisamment de lecteurs pour être significatifs. Et puis, chaque bibliothèque est particulière, en fonction de son implantation géographique, des populations auxquelles elle s'adresse... Mais je pense surtout, qu'exceptés les publics d'étudiants et de chercheurs, les gens viennent toujours pour l’imprimé et pour trouver autre chose que ce qu'une connexion qu’ils peuvent avoir de n’importe où leur apporterait.
Il est certain qu'au 16e siècle tous les ouvrages manuscrits n'ont pas été imprimés, et de même aujourd'hui, tous les titres imprimés ne seront pas numérisés. Les bibliothèques ne doivent pas, pour être résolument modernes, négliger leur mission essentielle qui est d'assurer la conservation et la pérennité des livres. Quand je parle de bibliosphère, je ne pense pas au rapport entre les bibliothèques et les livres numériques en particulier, mais, plus généralement, au déploiement des bibliothèques sur tous les plans des nouveaux territoires digitaux : web 3D, réalité augmentée…"

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