dimanche 9 septembre 2012

Semaine 36/52 : “Appel des 451”, mais combien sont-ils à freiner dans le virage ?

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 36/52.
 
Cette semaine a été lancé dans le journal Le Monde : l’Appel des 451. Cet appel est révélateur du climat de tension qui règne maintenant sur tout l’écosystème du livre et de l’approche de la grande catastrophe, le jour où des acteurs comme Amazon, Google ou Apple en prendraient le contrôle (j’emploie encore le conditionnel).
Dans ce sens, cet appel et ses signataires méritent le respect.
Cet appel s’inscrit dans un mouvement de fond bien plus vaste et véhicule des idées qui s’expriment dans la rue, que j’entends régulièrement de la bouche d’auteurs, de lecteurs, de bibliothécaires ou d’enseignants qui n’ont pas accès aux médias comme tribune et qui ne cherchent pas significativement à s’exprimer sur cette question sur le web.
 
Un néo-luddisme qui ne dit pas son nom !
 
 
Umberto Eco, Jean-Claude Carrière, Erik Orsenna, Frédéric Beigbeder, Jonathan Franzen, pour les écrivains, Jean-Marc Roberts, pour les éditeurs, tous, entre autres, se sont déjà distingués par des prises de positions similaires et parfois plus violentes encore. Il y a à peine quelques mois les propos excessifs de Yann Moix dans la revue de Bernard-Henri Lévy, La Règle du jeu, y ont eu davantage d’écho que les réponses constructives que j’avais voulu y apporter à Sophie Dubec et Raphaël Denys (Vers une mort programmée du livre ?) dans un entretien qui trouva lui un écho au-delà les Pyrénées, dans la revue madrilène Trama y texturas.
 
Si nous jouons leur jeu primitif de nous regrouper en deux camps opposés, pour grogner des injures et nous jeter des pierres, qu’aurions-nous alors dans cette répartition fratricide des camps en présence ?
Dun côté, ce groupe des 451, donc (en référence à Fahrenheit 451 de Bradbury, mais combien sont-ils en réalité ?). Aussi le Collectif livres de papier, issu de la mouvance libertaire néo-luddite (je remarque d’ailleurs un de leurs sympathisants dans les signataires de cet Appel, Dominique Mazuet de la librairie parisienne Tropiques et auteur du récent : Correspondance avec la classe dirigeante sur la destruction du livre et de ses métiers, aux éditions Delga).
En 2008, la création par l’éditeur Philippe Zawieja de l’APE, Association des professionnels de l’édition, était aussi dans cette veine, avant de trouver un second souffle avec quelques jeunes professionnels qui ont bien compris que l’avenir de leurs métiers n’était pas dans le passé.
Nous avons également l'Association Culture papier, créée en janvier 2010 et présidée par Laurent de Gaulle, structurée et agissant en véritable groupe de pression fédérant plusieurs dizaines d’associations professionnelles de l’industrie graphique.
De l’autre côté, sur le web et les réseaux sociaux, les adeptes de l’édition numérique, qui se lisent surtout entre eux, ont vite fait de crier à la ringardise et de stigmatiser les défenseurs du papier comme de vieux conservateurs réactionnaires, et, eux aussi, comme des adversaires. Leurs commentateurs ne les suivent pas toujours et cela devrait les questionner davantage je pense.
 
Toutes ces agitations, d’un côté comme de l’autre, participent d’une fabrication de l’ennemi, et recouvrent en fait l’immobilisme et l’impuissance d’une interprofession, d’une chaine livre du livre qui n’a jamais véritablement existé comme solidaire, tant les corporatismes ont toujours prévalu en son sein.
Opposer, même implicitement, littérature et outils informatiques, opposer lecture et nouveaux dispositifs de lecture est vain et puéril. Car le point sensible, l’enjeu, n’est pas dans la relégation matérielle d’objets au profit d’autres objets, mais, au niveau de la perte ou du gain de valeurs qui peut s’opérer dans la substitution.
 
Nous ne devrions ni geindre ni nous opposer les uns aux autres, mais aller de l’avant et innover : travailler ensemble à l’avenir du livre  sous toutes ses formes, et de la lecture  dans toutes ses pratiques, pour assurer à la société du 21e siècle des outils, non d’asservissement collectif, mais de libération individuelle.
 
Freiner dans le virage, comme le fait la France, est le meilleur moyen pour se retrouver dans le fossé.
Sans avoir pour autant raison, ces personnes des 451 n’ont pas tort au fond dans leurs constats. La scandaleuse précarisation des professionnels du livre, l’évanouissement de la culture dans la distraction, je les sens au quotidien peser sur moi. Mais elles ont, je crains, un train de retard.
En 2012 leur appel résonne comme un cri de détresse. Le spectre qu’il dresse devant nous se matérialise comme l’ectoplasme d’une résurgence luddite qui n’ose pas dire son nom, ni s’exprimer comme telle pour dialoguer avec nous.
 
Il faut répondre à cet Appel !
 
Dans le numéro 170 de la revue des éditions Gallimard, Le débat, Pierre Assouline dresse avec son article : La métamorphose du lecteur, un panorama qui m’apparaît assez juste. « N’ayez pas peur ! Voilà le message que l’on voudrait faire passer à tous ceux que l’empire d’Internet sur le livre effraie », écrit-il, avant d’ajouter quelques pages plus loin : « Le plus grand effort exigé des sceptiques, réticents et récalcitrants est une révolution intérieure, un changement de paradigme qui remette en question un héritage vieux de plusieurs siècles : il ne s’agit de rien de moins que de leur apprendre à dissocier le livre du texte qu’il contient, les organes de la peau. Alors seulement ils pourront envisager que le nouveau support n’assassine pas le message ni la lecture, et que la diffusion de la littérature, des idées et de la culture a tout à gagner à ce second souffle. ».
Mais parce qu’externaliser certaines de ses fonction mentales à des algorithmes demande en effet de dépasser sa peur, et parce que, si nous avons “tout à gagner” il n’est pas dit pour autant que nous gagnerons effectivement, pour ces raisons j’ai presque été tenté de signer cet Appel des 451. Je l’ai été.
Il faut en tous cas répondre à cet appel. Que répondent le SNE (Syndicat national de l’édition), la SGDL (Société des gens de lettres de France), le SLF (Syndicat de la librairie française) ? Le ministère de la culture ? Qu’ont-ils à répondre ?
Des réponses ont déjà été faites certes, dont certaines pertinentes, mais dans une logique de confrontation. Elles tournent sur le web et elles n’auront probablement pas, comme cet Appel, les honneurs ni du Monde ni de Livres Hebdo. Cela est symptomatique. Elles réagissent “en ligne” d’un sursaut épidermique aux critiques et refusent la discussion, le débat. Cela aussi est symptomatique.
 
Car, oui, il y a danger. Les industries qui veulent structurer et monopoliser au profit de leurs actionnaires un marché du livre organisé sur de nouvelles règles commerciales monopolistiques sont logiquement exactement le contraire d’organismes culturels internationaux à but non lucratif. Ces nouveaux industriels sont plus dangereux certainement que ceux de l’imprimé, car ils bénéficient d’une puissance décuplée par la dématérialisation. Ils sont exclusivement de culture anglo-saxonne et anglophones (alors que toutes les langues, et le Français comme les autres, sont porteuses et véhicules de vertus et de valeurs culturelles spécifiques) ; et ils profitent en outre d’une légèreté fiscale (soit en bénéficiant depuis 1998 aux États-Unis de l’Internet Tax Freedom Act, interdisant l’imposition de taxes sur les services d’Internet, soit, en domiciliant leurs sièges sociaux au Luxembourg), ils profitent d’une légèreté fiscale donc à laquelle nous autres Gaulois, comme dirait Jean-Michel Billaut, n’osons même pas rêver ! Et alors ?
Écrire, dire, crier ou hurler : « NON ! », à quoi cela servirait-il ?
S’enfouir la tête dans le sable, cela fait déjà plusieurs décennies que l’interprofession du livre et que les pouvoirs publics français le font, à quoi cela sert-il ?
A part du côté de chez François Bon et de sa maison Publie.net, il faut vraiment avoir l’esprit large pour trouver une démarche d’éditeur numérique qui ne soit pas dans l’allégeance et la copie de modèles d’outre-Atlantique.
 
L’édition francophone du 21e siècle, qu’elle soit numérique ou n’importe quoi d’autre, ne peut s’imaginer, s’inventer et se construire, que dans le dépassement du clivage les anciens vs les modernes et le renoncement au “modèle américain”.
 
L’éditrice Chantal Vieuille a je pense raison dans son constat : « Ce qui est certain c'est que la pensée dominante dans l'édition numérique est américaine. Ce qui est certain c'est que la culture des livres circule aujourd'hui selon des formatages mis au point par des développeurs. Le libraire en ligne, pour le moment, est loin de jouer le rôle de conseiller ou de passeur de livres, comme le libraire peut l'être dans son magasin. A feuilleter les pages d'une librairie en ligne, on éprouve rapidement un certain ennui, né de la ressemblance, du mimétisme, du déjà vu... Forcément, tout cela va finir par disparaître ! Ce qui apparaît, poursuit Chantal Vieuille, c'est qu'il n'existe pas d'éditeurs français porteurs d'un véritable projet éditorial, dans l'édition numérique, si l'on admet qu'un éditeur, au sens classique du terme, est "un passeur de textes". Mais au fur et à mesure, à travers le monde, sans doute pas en France qui vieillit et prend du retard, des initiatives vont émerger pour rendre visibles des textes, sous un format dématérialisé. Des textes témoins de notre monde, de notre curiosité intellectuelle. ». (Extrait de : Les livres numériques pour la rentrée 2012).
 
Et puis : pourquoi n’avons-nous pas en France, en Europe, des Google, des Amazon, des Apple ? Et devons-nous le regretter ?
Pendant qu’ici nous jouons à la guerre tribale, s’opère effectivement de là-bas la dissolution de la lecture dans la culture mainstream et le basculement du marché du livre dans le cloud computing. Si c’est ce que nous voulons, alors continuons ainsi !
 

6 commentaires:

  1. meci, Mr Soccavo, pour cette intervention, pédagogique et argumentée. La lectrice de pages papier que je suis ne s'était pas posée la question sous cet angle là, par ignorance! ma modestie m'oblige à avouer que les terme "mainstream" et "cloud computing" bien que je connaisse peu d'anglais, font un peu peur. Je saurai un peu plus dorénavant, lorsque je m'adresserai à un libraire (perle rare par chez moi) me souvenir de votre article.
    Codialement, Nathalie Bessonnet/Thalie boentsens

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  2. Merci pour mettre à plat les choses. Reste que je me pose une question : pourquoi "La chaîne du livre" en France défend-t-elle "La littérature". Comme s'il n'y en avait qu'une ! celle de Gallimard et de Pol quand en fait cela fait des années que des éditeurs publient des livres "de gare" ou de divertissement qui n'ont pas grand chose à voir avec "La Littérature papier" mise en avant par ceux qui prônent le papier ? Pour moi, le numérique est la parfaite réponse aux livres de divertissement, donnant une reponse écologique à la production de livres qu'on ne lit qu'une seule fois et dont la durée de vie est de quelques mois ou deux années ? le numérique est aussi une possibilité de régénérer, ou remotiver la création littéraire. Lutter contre les monopoles ne se fait pas en dénigrant une invention, mais en l'utilisant.et je suis d'accord avec la conclusion de ton article. On peut s'inquiéter des monopoles de distribution de types Amazon, google et Apple, mais au-delà de l'inquiétude on fait quoi sinon de créer quelque chose qui peut entrer en sérieuse competition avec ses sociétés ?
    http://lebaiserdelamouche.wordpress.com/

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  3. Tout commence à la recherche d'un livre, soit pour se distraire soit pour se documenter.
    Autrefois, on allait chez un libraire et on parlait à ses amis et ? à son mag littéraire.
    (je recommande Books en papier !).
    Les livres visibles, chez ses amis-familles ou chez le libraire, avaient un gros avantage.
    Mais cette chaîne matérielle était coûteuse et l'industrie du livre était capitalistique et les livres, relativement chers.
    Le livre de poche et la Fnac avaient déjà pas mal chamboulé cette paisible organisation.

    Google et Amazon sont en train de la pulvériser, sans se presser, tellement c'est inéluctable. Quelle différence logistique entre un libraire qui commande un livre pour un client et la livraison directe? Pas mal de temps perdu par le lecteur dans la variante historique. Qui se maintiendra pour tous les livres qui sont suffisamment à la mode pour être dans le stock et sur les étalages, car alors elle est imbattable.

    La "solution" française-francophone est simple : mixer Amazon-Google dans une entreprise livre-français "world-wide" avec en prime l'option relais chez mon libraire (gares comprises) plutôt que ma boite aux lettres (souvent aléatoire, la poste n'est plus ce qu'elle était).

    Cette entreprise serait fondée comme a été fondé le GIE carte bancaire : les 12 plus grosses banques de l'époque en première ligne et les 350 petites en 2ème ou 3ème ligne.

    Ça c'est pour le livre papier. Être bon sur une industrie en déclin peut être très rentable.

    Mais bien sur, livre-français sera lié aux magazines littéraires ou autres (LIRE?) avec abonnements, tweets, mails...DVD...Streaming d'évènements ("Apostrophes") etc...

    et l'on pourra lire au temps passé sur un e-book ou son PC ou son smartphone etc...

    Renouveler la relation avec le lecteur avec une offre supérieure qui le fait lire et payer son plaisir de mille manières. Ne pas pouvoir facilement prêter un e-Book est une anomalie. Ne pas avoir cet e-Book en propriété éternelle est une anomalie. Ne pas pouvoir en acquérir à bon prix la version papier = support seulement puisqu'on a déjà payé le contenu.

    C'est du Business Model Generation. HACHETTE peut le faire. Le Figaro aussi ? Le Monde? Nouvel Obs ?

    Bon courage, je ne suis pas inquiet pour moi, je saurai toujours, même en passant par San Francisco avoir accès à des auteurs intelligents ayant bien écrit sur des sujets qui m'intéressent.
    Je n'ai pas une larme pour les imprimeurs et les graphistes. Leur travail de base relève depuis longtemps de l'informatique aidante (XAO...). Maintenant c'est le lecteur qui est aidé.

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  4. Je suis le seul que le néologisme «ressenti» hérisse? Ça n'existe en français normal que comme participe passé, pas comme substantif.
    Sinon, j'aime bien les luddites en général.

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  5. @ "Anonyme" : à partir de la semaine prochaine je commencerai donc mes chroniques ainsi : "Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.". Vous avez en effet raison, c'est juste que je ressens fortement tout cela et que je cherchais, sans doute un peu puérilement, à l'exprimer ainsi.

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  6. La question n’est pas tant celle des livres que celle des textes, et le danger plus que le « numérique », les deux ou trois monstres se mettant en place autour.
    Il est essentiel de comprendre qu’un nouveau rôle est nécessaire autour des bibliothèques personnelles :
    http://iiscn.wordpress.com/2011/05/15/concepts-economie-numerique-draft/
    Et pourquoi pas sortir une bonne fois pour toute du viol ATROCE de l’adjectif virtuel depuis les nineties par là :
    http://iiscn.wordpress.com/about/

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