dimanche 7 octobre 2012

Semaine 40/52 : Je porte mes mains sur le livre je le porte à mes yeux à mon nez…

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 40/52.
 
Cette semaine, après deux jours de cours à des étudiants en commercialisation du livre, j’ai été invité à intervenir au Salon Lire en Poche de Gradignan. Le contraste entre, le contexte (tel que je le perçois du moins), la posture de futurs acteurs du marché du livre, et l’attitude des “professionnels de la profession” est frappant, saisissant, inquiétant. Impression d’être embarqué sur un Titanic dont l’équipage connaitrait l’histoire mais ne ferait rien pour changer de cap. Fatalitas !
Logiquement, les “professionnels de la profession” n’ont généralement pas leurs inquiétudes orientées, ni vers le livre, ni vers la lecture, ni vers les lecteurs, mais presque uniquement vers le chiffre d‘affaires annuel de l’entreprise qui les emploie. Ils font du commerce. Ce n’est pas condamnable, mais ce n’est pas réfutable non plus. Et c’est peut-être la raison pour laquelle ils me méprisent, voire me haïssent, qu’ils répandent sur moi des propos insanes qui tournent qui tournent qui tournent et me reviennent tôt ou tard. Fatalitas !
 
Remonter aux sources du livre
 

 
Il faut ainsi prendre acte du fait qu’il y a : le livre et la lecture, d’une part, et, d’autre part, l’édition et le marché du livre. C’est ainsi. C’est une évidence, mais nous l’oublions souvent.
 
Oui, je porte mes mains sur les livres de papier, je les touche, les palpe, je les serre fort, je les porte à mes yeux et à mon nez pour les sentir, et j’aime harmoniser la couleur des marque-pages de ceux que je suis en train de lire à celles de leurs couvertures, et ce, sans aucune attention à ce qu’ils ou elles représentent, tout est alors seulement pour moi dans l’harmonie des couleurs ; et je faisais tout cela, oui, spontanément depuis des dizaines d’années, avant que l’époque que nous vivons ne m’oblige à en prendre conscience. Et alors ?
Je le fais maintenant en toute conscience, dans une théâtralité qui me sied.
Et il nous faudrait ainsi je pense être moins dans la dramatisation, celle que les acteurs du marché surjouent pour opposer ceux de l’imprimé à ceux du numérique, et davantage dans la théâtralité.
Le théâtre, tant occidental qu’oriental, n’est-il pas la source (ou l’une des sources) où “s’originent” les mythes qui, aujourd’hui encore, nous animent (au moins les auteurs, les lecteurs, les bibliothécaires…) dans le récit que nous vivons tous de ce passage que traverse le livre d’une ère à une autre.
 
Comment ne pas considérer ce fait fabuleux, que le livre apparaît comme une invention éminemment humaine dont les métamorphoses semblent, au premier abord, énigmatiques. Rien, je crois, dans la nature, ne suggère spontanément sa forme, ou ses fonctionnalités. Les premiers constructeurs d’aéroplanes, nous le savons tous, se sont inspirés des oiseaux. C’est à partir de l’observation de la nature que les premiers hominidés ont imaginé leurs outils et leurs propres techniques. Mais de quoi s’inspire le livre ?
 
Il faudrait remonter le fil, la ligne… En remonter le souffle sur ce qui se révèle de la manducation de la parole articulée et de tout ce qui se raconte depuis...
« …Il me dit : Fils d’homme, ce que tu trouves mange-le, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël. J’ouvris la bouche, il me fit manger ce rouleau et me dit : Fils d’homme, fais manger ton ventre et remplis tes entrailles avec ce rouleau que je te donne. Je le mangeai et il fut dans ma bouche doux comme du miel. » (Ézéchiel 3,1-3)
Et puis : « Et la voix que j'avais entendue du ciel, me parla de nouveau et dit, "va, prends le petit livre qui est ouvert dans la main de l'ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre". Et j'allai vers l'ange en lui disant, "donne-moi le petit livre". Et il me dit, "prends-le et avale-le ; et il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il sera aussi doux que le miel". Et je pris le petit livre de la main de l'ange et je l'avalai, il fut dans ma bouche doux comme du miel. Mais quand je l'eus avalé mes entrailles furent remplies d'amertume. » (Apocalypse 10, 8-11).
 
Porter le livre à bout de bras
 
La réalité dépasse souvent (toujours ?) les fictions, et peut-être même celles d’où elle tisse ses réalités. Ézéchiel. L’Apocalypse.
Pour moi la réalité, “ma réalité”, excède ce que je perçois du monde. Mais il n’en est peut-être pas ainsi pour tous.
Je ne crois pas cependant que ce qui pourrait, je le conçois, apparaître comme un dérèglement, soit le fruit de mes lectures incessantes depuis l’adolescence. Je crois plutôt que je recherchais précisément dans ces centaines de livres que j’ai lus des ouvertures, des points d’accès à cet au-delà des sens, que d’autres cherchèrent peut-être dans la drogue, l’alcool, ou certaines musiques.
J’ai massivement oublié pratiquement tout ce que j’ai lu durant ces dernières décennies. Mais je me souviens de beaucoup de sensations, d’impacts, d’images mélangées comme celles des souvenirs oniriques. Et aussi certains moments qui restent comme s’ils avaient laissé leurs brûlures. Juste l’incandescence de certains éclats de lectures. De lointaines étoiles dans la nuit. Les mutinés de l’Elseneur, assez jeune je crois. Un peu plus tard, Pour qui sonne le glas ? Plus tard encore, Mallarmé, surtout Igitur ou la folie d‘Elbehnon : « Certainement subsiste une présence de Minuit. L’heure n’a pas disparu par un miroir, ne s’est pas enfouie en tentures, évoquant un ameublement par sa vacante sonorité. ».
 
Surf, navigation, flux, liquide… ; les métaphores qui cherchent à exprimer nos sensations face à ce numérique qui maintenant désolidarise les messages des supports (car il ne s’agit en vérité, ni de contenus ni de données, mais bel et bien de messages, et peut-être faut-il y voir là aussi comment se révèle, dans cette trahison des noms, comment se découvre le peu, voire l’absence, de réelles solidarités professionnelles dans la chaine du livre), ces métaphores donc, se tissent sur une trame aquatique ; alors si certains redoutent dans l’aventure d’être dépossédés de leurs biens, d’être emportés et déchiquetés au fond d’un maelström, qu’ils lisent ceux-là Edgar Allan Poe, qu’ils prennent exemple sur le vieil homme : Une descente dans le maelström : se laisser emporter, observer, oser agir à temps.
 
La prospective du livre, telle que je l’invente jour après jour depuis quelques années déjà, se veut “bibliophore” : porteuse du livre (dans sa traversée actuelle d’un état à un autre).
Je ne sais pas si nous pourrons surpasser le livre dans son avatar du codex, peut-être seulement le dépasser, dans une accélération vers ce livre éternel qui nous ouvre les bras. Dans sa forme du codex cela est si visible. Des volets. Des fenêtres qui s’ouvrent.
Avoir davantage de spontanéité. Voilà ce qu’il nous faudrait. Revitaliser la lecture dans l’élan numérique, au lieu d’en relativiser, et l’ampleur de celle-ci, et la portée de celui-là
 
A quel avenir sont promis des textes qui ne font plus volumes ? Mais écoute-moi : nous avons encore passé la nuit à lire. Regarde. Nous avons passé la nuit à lire. Combien de jours, combien d’années, combien de siècles. Nous avons passé la nuit à lire et maintenant le soleil se lève.
 
[Illustration : La vision du prophète Ézéchiel, par Gustave Doré.]
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire