dimanche 14 octobre 2012

Semaine 41/52 : Les girafes et les éléphants…

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 41/52.
 
La fin approche avec cette dernière dizaine d’opus. Onze semaines avant la fin de l’année. Cela me fait penser une nouvelle fois que si, par hasard, par fatalité, ou par l’effet d‘un mystère, la période des e-incunables durait, comme celle des incunables, cinquante et un ans, nous en sortirions en 2022. Dans dix ans. Nous serions donc alors dans la dernière ligne droite et nous resterions cependant freinés par notre inertie à nommer ce monde qui cherche à éclore. (Et c’est pour cette raison que nous serons peut-être des étrangers dans cet autre monde.)
Bloqués dans la monotonie du lexique
Je ressens souvent des difficultés à lire dans le train. Il faudra un jour que j’essaye d’expliciter cela. Cette semaine en y rêvassant au lieu de lire, j’ai trouvé une petite histoire qui pourrait illustrer pourquoi nous avons tendance à résister au changement.
Son titre pourrait être : “Les girafes et les éléphants”. La voici…
« Imaginons que nous décidions demain matin d’éduquer tous les nouveaux enfants à naitre sur la planète, de manière absolument normale et du mieux possible, mais, en leur désignant ce que nous appelons couramment “girafes”, comme étant des “éléphants”, et réciproquement, en leur désignant ce que nous appelons couramment “éléphants”, comme étant des “girafes”. Vous imaginez ? Bien.
Dans une centaine d’années au maximum, soit seulement dix fois dix ans, tous les humains qui, comme nous, auront appris à appeler “éléphants”, ce que nous appelons aujourd’hui “éléphants”, et à appeler “girafes”, ce que nous appelons “girafes”, auront disparu de la surface de la Terre. Pour tous alors, il sera absolument naturel d’appeler les girafes des éléphants, et, vice-versa, il sera devenu normal d’appeler les éléphants des girafes, et les autres qui feraient différemment de passer pour des fous. Qui sait même si, dans les civilisations qui ont précédé l’ère de l’écrit, il n’en fut pas ainsi ? Je suis persuadé qu’un voyage dans le passé nous réserverait bien des surprises. Nous savons que des mots ont radicalement changé de sens au fil des siècles… »
Voilà donc ma petite histoire.
 
Quel sens peut-elle avoir par rapport à la prospective du livre et de la lecture ?
Je pense que nous pourrions en tirer deux enseignements.
D’abord, qu’il nous faut oser réfléchir au-delà des apparences que les mots entretiennent. C’est un peu là une approche phénoménologique. La réduction phénoménologique — si je ne m’abuse, consiste à s’arracher de la routine de ses perceptions, pour saisir le monde autrement et le réfléchir globalement comme un pur phénomène dans lequel notre propre vécu s’exerce ; peut-être pour se soustraire à la fascination du monde avec ses girafes, ses éléphants, et toutes ses merveilles.
Ensuite, qu’il faut nous garder de prendre les mots pour des idées et nos idées pour des réalités
 
Livre vient du latin liber certes  à l’origine l’aubier, la partie la plus vivante de l’arbre, celle irriguée de vaisseaux qui transportent la sève, le tissu tendre et blanchâtre qui sous l’écorce des arbres en assure la croissance, pensons à nos propres os… ; mais pensons aussi au livre dans livrer et dans délivrer, au lire dans délire, à délier et délirer, à lier et relier, à la livre  ancienne monnaie, ancienne unité de poids…, pensons, je vous prie, à beaucoup d’autres choses, au maximum, je vous le recommande.
 
La question essentielle serait peut-être en effet de déterminer en quoi nous oblige vraiment la filiation étymologique.
Pourquoi tout cela ?
Parce que le vocabulaire avec lequel nous pensons, avec lequel nous nous exprimons, oriente les choix que nous faisons et qu’à notre époque ces choix sont cruciaux.
 
Un jour, libraires et bibliothécaires (peut-être auteurs et éditeurs) seront des compétences distribuées en chaque lecteur. Des fonctions se libèreront de leurs gangues matérielles, des constructions de pierres ou de papiers pour s’exprimer par le truchement d’êtres vivants.
 
Déjà, il ne nous faudrait plus limiter le concept de livre à une interface, alors que nous pouvons l'élargir à tout ce qui rend possible une lecture du monde et de la vie. Depuis l’aube de l’humanité les hommes peuvent lire un paysage, lire dans un regard, lire dans l’océan et le ciel...
Vous, comme moi, nous tous sommes des livres. Des livres plus ou moins ouverts, plus ou moins lisibles aux autres.
 
Le livre excède les professionnels de l’édition, parce qu’il dépasse les limites dans lesquelles ils voudraient l’astreindre. Au 21e siècle, le livre, excessif, ne se laisse plus contenir dans un volume perceptible par nos sens limités.
Il est excédant aussi, et je le perçois parfois en écoutant parler des “professionnels de la profession”, qui le considèrent comme un produit difficile à concevoir, puis difficile à vendre ensuite.
 
Je lis bien entre les lignes des commentaires à mes récentes interventions sur le format livre de poche versus le format livre numérisé, ou encore sur les problématiques de la formation aux métiers de la commercialisation du livre aujourd’hui, que nombre de ces gens auxquels je m’adresse sont foncièrement, voire férocement, rétifs à l’innovation.
Ils appellent toujours les éléphants des éléphants et toujours les girafes des girafes. Ils suivent les voies ferrées, les autoroutes, les couloirs aériens. Lorsqu’ils marchent dans Paris, par exemple, ils suivent les mêmes axes que les automobiles et ne s’égarent pas comme moi dans les rues traversières.
 

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