samedi 22 décembre 2012

La consommation solidaire pourrait-elle gagner (par) le marché du livre ?

S'il y a un phénomène qui prend actuellement de l'ampleur avec, d'une part, la crise économique, et, d'autre part, un ras le bol croissant du consumérisme écoeurant qui nous obsède tous plus ou moins, c'est bien celui de la consommation dite collaborative. Mauvaise qualification cependant à mon avis, car réductrice, qui se satellise bêtement sur la culture numérique - car même s'il est exact je pense qu'elle en dérive, avec notamment la culture du logiciel libre et les outils de communication et de comparaison que l'informatique apporte, la consommation "collaborative" déborde largement ce cadre, tout comme d'ailleurs les Fab Labs, coopératives du futur, débordent le numérique.
Je préfère donc quant à moi parler de : Consommation solidaire.
 
J'ai déjà évoqué récemment dans le post : La gratuité du livre numérique vous faisait peur ? le développement de pratiques non-marchandes qui s'organisent dans des circuits parallèles à l'édition commerciale, et en premier lieu, imprimée.
 
Plusieurs signaux faibles semblent en effet dessiner, en marge de l'édition numérique, des possibilités d'émergence d'un nouvel écosystème solidaire pour le livre et la lecture, et recentré sur l'auteur et le lecteur, au cours de ces prochaines années :
- Un retour au modèle de la souscription (sauvagement baptisée crowdfunding).
- Une explosion des fan-fictions (un "Tous auteurs ! Tous lecteurs !" qui se vivrait dans une fraternité de l'aventure narrative partagée, dont le site Fanfiction donne déjà un aperçu étonnant, même s'il est regrettable de constater que, là aussi, la francophonie est pratiquement absente :-(
- L'invention de monnaies alternatives (vaste sujet que je connais moins et qui ici nous éloignerait trop de mon propos).
 
La consommation solidaire touche déjà de nombreux domaines (le portail dédié en rend compte), et pour ce qui est des livres l'offre s'étoffe :
- Le mouvement des little free libraries (en français : "petites bibliothèques gratuites") gagne la planète (lire, par exemple : De drôles de cabanes à livres).
- Idem pour le mouvement du bookcrossing qui gagne de plus en plus la France, avec par exemple Circul'Livre...
- Les sites de dons et d'échanges gratuits de livres, comme BigLib, BookMooch...
En parallèle l'offre de versions numérisées légales et gratuites d'ouvrages du domaine public est déjà conséquente et bien répertoriée sur la Toile, tandis que le mouvement des PiratesBox se répand, notamment... en bibliothèques.

L'interprofession aurait tort à mon avis de négliger ces signaux ou de n'y répondre qu'avec les arsenaux juridiques des siècles passés.
Je lisais par exemple récemment ceci sur le site d'un auteur : "
Quoi qu’on en pense, Alexandriz est un acteur du livre. Illégal, certes, mais un acteur tout de même. Il est le reflet d’un certain comportement moderne dans la consommation des biens culturels, et une porte vers ce que sera aussi l’avenir. Si les artistes veulent s’adapter, cela passe forcément par essayer de comprendre les comportements des internautes." (A comme Alexandriz, par Thomas Geha).
Cet Alexandriz dont il est ici question n'est autre que la Team Alexandriz, poursuivie en justice par le SNE (Syndicat national de l'édition) et plusieurs groupes d'éditeurs français depuis le mois de novembre 2012 (Des éditeurs engagent des poursuites contre le site Team Alexandriz).
Il est intéressant d'ailleurs de lire sur ce sujet le point de vue d'un éditeur pure-player : Quand un auteur tend la main (contraint) à la Team Alexandriz, par Julien Simon de Walrus Books.
 
Du lectorat aux lecteurs-écrivants
 
Etienne Mineur, éditeur designer, pointait récemment des faits relevant De l’incohérence des prix des livres numériques.
Ces questions étaient en filigrane de mon récent post sur l'avenir du format poche face au livre numérique.

Le carcan juridique entrave et limite souvent en effet des initiatives citoyennes, encouragé en cela par les lobbies qui privilégient les circuits commerciaux, même bien évidemment pour les biens culturels.
Mais de plus en plus d'auteurs et de lecteurs se révoltent. Je pense d'ailleurs parfois à fermer ce blog, et à rejoindre ces maquis pour lesquels l'écriture et la lecture sont prioritaires sur le commerce du livre, et me consacrer uniquement à la recherche, à l'enseignement  et à l'écriture.
 
Malgré les verrous et les contrôles croissants imposés par les majors du numérique nous passerions bel et bien cependant du lectorat, via les lectorats, aux lectrices et aux lecteurs individuels et eux-mêmes auteurs potentiels, et développant de leurs relations quotidiennes, tant sur les réseaux sociaux que dans "la vraie vie" de tous les jours, des fonctions médiatrices de prescripteurs, de critiques, de bibliothécaires, voire de libraires de livres d'occasion.
Une libre redistribution des rôles en fonction des désirs et des compétences de chacune de chacun, du moment que l'échange est entre passionnés de lecture(s).
 
 
 
 
Une culture économique alternative pourrait peut-être ainsi se structurer, au moins par rapport au marché des biens culturels et peut-être précisément à partir de celui du livre.
Mais il faut regarder la réalité en face et voir aussi les manoeuvres sinistres qui vont dans le sens contraire, avec des attaques répétées contre le domaine public, la marchandisation des biens communs, les tractations entre les acteurs français de la filière et les industriels de la culture anglo-saxonne.
 
Cependant un mouvement global existe bel et bien et est clairement identifié, bien au-delà du marché du livre, comme le confirme une récente enquête de D'Cap Research sur les comportements des français : " Nous avons constaté, avec cette étude, l’apparition d’une très large économie « en réseau », largement invisible : des espaces où les gens échangent d’une façon nouvelle, souvent sans intervention d’aucune institution, parfois même sans monnaie. Le phénomène est beaucoup plus massif que nous ne le pensions. Son développement est reflété par le succès spectaculaire de sites d’échanges [...] Un tel phénomène est né du mariage du Web et de la crise. Il se développe dans une immense zone grise. Quand je dis « grise », je ne veux pas dire « illégale » : ces échanges sont pour la plupart conformes à la loi, mais ils échappent aux statistiques et aux observations des économistes." (extrait de « Crise et Web ont généré une très large économie de la débrouille » dans Rue 89 Eco).
Le phénomène prend de l'ampleur. Un salarié de Google a même récemment créé en open source un scanner de livres pouvant traiter 1000 pages en 90 minutes seulement (voir ici la vidéo) et le P2P pourrait bien préfigurer la société de demain, basée sur une plus grande justice des échanges.
Pour Michel Bauwens, théoriciens des systèmes pair-à-pair et fondateur de la P2P Foundation : "Ce modèle d’architecture peut également s’adapter à une structure sociale. Il s’agit alors d’une structure au sein de laquelle chacun est capable de communiquer et de collaborer avec qui il veut, sans demander la permission. C’était déjà possible au niveau local. Aujourd’hui, internet permet des formes de collaboration à l’échelle globale, sur de grands projets matériels, scientifiques ou culturels. Ça, c’est nouveau ! Donc, pour moi le P2P c’est cette capacité de sociabilisation horizontale et de création de valeur commune, en partageant la connaissance..." (extrait de Michel Bauwens : Les P2P préfigure la société de demain).
Les grands groupes issus des 19e et 20e siècles sont aujourd'hui prisonniers de l'obsolescence de leurs modèles économiques (et cela est aussi valable pour l'édition). Certains envisagent de possibles retournements stratégiques, qu'un regard attentif peut percevoir aussi dans le marché du livre au-delà des discours corporatistes et syndicalistes convenus.
 
Mais surtout les partenaires indépendants et les lecteurs (consommateurs) sont moins facilement corruptibles que les décideurs économiques et politiques. J'en veux pour preuve le développement d'une campagne citoyenne contre Amazon en Angleterre et la multiplication sur le web de bannières incitant les lecteurs à acheter leurs livres auprès de sociétés solidaires (payant leurs taxes dans le pays concerné). La France restera-t-elle en retrait ?  
 

2 commentaires:

  1. Lorenzo,

    Je suis bien d'accord quant à l'achat solidaire, mais pour moi cela ne se résume pas qu'aux taxes. J'en parlais dans mon livre : sens, valeurs humanistes...etc. Marketing éthique, management éthique laissant plus de place à l'humain (Great places to work)... Il est dommage que les libraires n'aient pas déjà pris ce chemin, marquer la différence + une communication bien faite auraient certainement déjà des effets positifs!
    Encore une fois, à l'entrée des librairies dites indépendantes, y-a-t-il une information sur l'indépendance économique... ?

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  2. La très grosse anomalie du e-book est qu'il n'est pas facilement prêtable alors que l'Internet nous permet d'échanger avec la terre entière.
    Cette anomalie justifie que les prix des e-book descendent au prix des journaux et des applications mobiles, entre gratuit et qq euros max.
    Mais la meilleure manière pour tout le monde est de faire payer (peu, ou pas selon certains équilibres) au temps de lecture, comme nous payons notre téléphone ou notre billet de train ou d'avion.
    Cela n'était pas possible.
    Cela le devient :-)
    Cela devrait s'étendre à tout "contenu".
    Le collaboratif serait alors facile et généralisé.

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