samedi 16 février 2013

Esquisse du livre

Je suis passé rue Boutebrie dans le quartier de la Sorbonne, là où dans les années 1370 Raoulet d'Orléans, copiste attitré de Charles V, tenait boutique.
Le garçon m'était connu, j'en avais entendu parler naguère, puis je l'avais oublié, et voilà qu'il m'est revenu à la mémoire avec un récent roman signé Michel Jullien aux éditions Verdier.
 
Ce bon roman, plaisant à lire, a pour grand mérite de faire resurgir aujourd'hui, par-delà un livre industriel du 21e siècle, ce qu'étaient le codex et le marché du livre à l'époque de l'édition manuscrite.
Nous y prenons conscience de la filiation, du darwinisme qui prévaut dans la sélection des supports d'écriture et dans les pratiques de lecture qui leurs sont associées.
 
Que s'est-il passé depuis 1370 ? Nous sommes depuis, allés de la rareté à l'abondance, de quelques rares spécimens d'ouvrages, tous véritablement uniques, chaque copiste avait son écriture, son style reconnaissable entre tous, à la multiplication standardisée avec l'imprimerie, la reproduction en nombre et maintenant, avec le numérique, la copie instantanée d'un clic de "souris", l'overdose.
La contrefaçon, elle, et c'est justement l'un des sujets du roman historique de Michel Jullien, a toujours existé.
Nous sommes passés aussi de la matérialité du livre, matière naturelle travaillée par mains d'hommes, à un produit de plus en plus industriel et aseptisé, et aujourd'hui à des fichiers numériques.
Même soigneusement travaillé, un parchemin conservait quelques signes de son origine, quelques imperfections, quelques poils, et une odeur caractéristique. Un vélin n'avait pas seulement plus bel aspect, mais il sentait moins fort et plus élégamment qu'une peau de chevreau ou de jument. Les codices dans un coffre s'exprimaient alors comme des fromages sous cloche. Nous avons perdu tout cela, la rareté et certains liens à la nature, au monde réel.
 
Oui, que gagnons-nous et que perdons-nous dans cette vie du livre, à laquelle nous ne pouvons que consentir, comme si elle était finalement naturelle ?
Je me suis posé tout récemment la question tellement j'ai été agréablement surpris de me retrouver face à une belle typographie en ouvrant hier La vie éternelle, de Sholem Aleikhem.
 
Cadastre des époques, cadavre du livre
 
Le monde de l'écriture est de moins en moins manuel, notre rapport au livre de moins en moins physique. L'anthropologue Tim Ingold le soulignait à sa manière dans son passionnant essai Une brève histoire des lignes (2011, éditions Zones Sensibles) qui inspire actuellement une exposition au Centre Pompidou-Metz ("Manuscrite ou imprimée, l’écriture est toute entière constituée de lignes, jeux de pleins et de déliés, tout en étant elle-même, à l’échelle d’un texte, génératrice de lignes qui courent de part et d’autre de la page.").
 
Ce rapport aux lignes, nous en reprenons conscience aux explications et descriptions du travail de copiste données par Michel Jullien dans son roman, ce rapport aux lignes est essentiel.
"... les réglures, quinze mille pour une Bible, quinze mille raies traversières à tirer au pointeau."
"Geste cheminatoire" aurait dit l'historien Michel de Certeau.
 
Originellement liées aux sillons des champs labourés (l'écriture boustrophédon en atteste), méticuleusement tracées par les copistes, imprimées sur les cahiers et scrupuleusement suivies par les écoliers, les lignes elles aussi s'éthérisent, deviennent invisibles à nos yeux : des lignes de codes informatiques que les interfaces WYSIWYG nous masquent.
(Le code cependant reste une écriture, reste dans la logique de la ligne, il nie toute prétendue délinéarisation, et alors le souci serait peut-être simplement le suivant : comme à l'époque de Raoulet d'Orléans peu savaient lire et écrire, aujourd'hui peu savent coder ; l'ère post-alphabétique sera peut-être celle du code -- la lecture des chromosomes déplace de fait la bibliothéconomie au niveau de l'ingénierie du vivant.)
 
Peut-être est-ce ainsi, par le tissage des lignes (ce qui fait texte donc) que le cadastre des époques se projette sur leurs supports d'écriture et leurs surfaces de lecture.
Avec les outils logiciels nos parcours de lecture, ce post même en témoigne, génèrent plus facilement de l'écriture.
La fausse distance entre écriture et lecture tend à s'abolir dans l'exacerbation de son illusion même.
 
Comme l'écrivait Franck P. Jennings dans This is Reading : "La lecture est plus vieille que l’imprimerie, l’écriture ou encore le langage lui-même. La lecture débute avec l’examen du monde qui nous entoure. Elle commence avec la reconnaissance d’événements répétés comme le tonnerre, la foudre, la pluie. Elle commence avec les saisons et la croissance des choses. Elle commence avec cette douleur sourde qui disparaît avec de la nourriture et de l’eau. Elle survient quand le temps est enfin découvert. Lire commence avec la manipulation des signes.".
 
Serions-nous en train de vivre cela, l'effacement de la littérature au profit du monde réel, ou vice-versa ?
Plus de cinq millénaires que nous tentons d'écrire le monde non-écrit.
Alors que tout est écrit.
Le roman est consubstantiel à la réalité que nous conférons au monde.
Celui de Michel Jullien en est une preuve.
 
N.B. illustrations de haut en bas : page de Ptolémée, Quadripartitum, avec glose de Ali Ibn Ridwan, traduction en français par Guillaume Oresme et copie par Raoulet d'Orléans (source Europeana Regia), couverture Esquisse d'un pendu, de Michel Jullien aux éditions Verdier (2013 - lien et informations sur le livre),  page extraite de La vie éternelle, de Sholem Aleikhem, textes traduits du yiddish par Arthur Langerman et Ariel Sion (éditions Métropolis, Genève, 2011, informations sur le livre).
 

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