lundi 29 juillet 2013

La bibliothèque universelle serait-elle celle des livres qui ne sont pas encore écrits ?

Comme le nombre de combinaisons possibles avec nos caractères alphabétiques et typographiques est forcément limité, logiquement toute littérature, passée comme à venir, devrait pouvoir être contenue dans un nombre déterminé et fini, même si considérable, de volumes imprimés, ou dans un proche avenir dans du cristal de roche.
C’est là en partie le pari de Kurd Lasswitz dans son texte La bibliothèque universelle, paru en 1904, lequel inspira probablement Jorge Luis Borges pour sa célèbre Bibliothèque de Babel, parue elle en 1941 dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent, puis en 1944 dans le recueil Fictions, et dont l’on pourrait s’étonner que les essais de réalisations relèvent davantage des arts numériques que de la bibliothéconomie, “The Library of Babel - Digital Access to the Books of the Library - Full Text Search in the Books” étant, à ma connaissance limitée, la seule tentative qui se rapprocherait du processus génératif induit par la notion même d’universalité de la bibliothèque.
 
Des rats de bibliothèques aux chevaliers errants (dans les bibliothèques)
 
Aujourd’hui, où les limites du livre en tant que support physique du texte disparaissent, aujourd’hui où nous manipulons des dispositifs de lecture réinscriptibles et appelant à nous les textes où que nous soyons, aujourd’hui que nous sommes dans la réalisation des rêves des scribes de Mésopotamie pourrions-nous concevoir un supercalculateur à même d’autogénérer la totalité des textes possibles et ce, non plus pour lire béatement ceux-là proposés par des marchands de livres, mais pour retrouver les ouvrages perdus du passé et mettre devant nos yeux ceux qui ne sont pas encore écrits et nous éclaireraient peut-être sur notre avenir : le pourrions-nous ?
Il y a incontestablement là une dimension don quichottesque, à explorer ainsi ce qui se joue par rapport au(x) livre(s) en ce début de 3e millénaire de l’ère chrétienne et à concevoir que les fictions, comme les mythes, peuvent potentiellement être des réalités de substitution, et vice versa, la réalité se vivre comme une légende. Et tous ces plans potentiellement colonisables par des lecteurs.
La lecture sort du bois et c’est notre devoir de lecteur de la regarder en face.
  
La bibliothèque comme ruche célibataire
   
Borges a écrit : « la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible ». De cette intuition fortuite, et de son amusement de gros chat rusé à jouer à partir du texte de Lasswitz, nous pourrions peut-être extrapoler quelques réalités de substitution concernant les bibliothèques.
Par exemple, percevoir la structure alvéolaire que le codex lui-même évoque sur des kilomètres de rayonnages.
 
La bibliothèque borgésienne est une hyperbole de la ruche dont nous trouvons des projections, non seulement chez les insectes sociaux, mais aussi dans les mégapoles humaines et les conceptions récentes de la ville comme cinquième écran.
Ces pistes convergent dans mon concept de bibliosphère dont des bibliothèques, tant numériques que physiques, pourraient concrètement s’inspirer.
A mon texte de février 2013 : Portrait du lecteur en apiculteur pourrait aujourd’hui répondre un Portrait du lecteur en abeille, considérant le bibliothécaire comme lecteur modèle.
Jusqu’au 16e siècle les dispositifs de lecture étaient ce que j’appellerais : de sages machines célibataires. Si nous suivons la bifurcation proposée par Pierre Berloquin dans son essai : Codes – La grande aventure, au sens initial qu’avait donné Michel Carrouges aux machines célibataires, nous pouvons les définir comme : des machines autonomes, impliquant leurs utilisateurs (lecteurs), entrant en interaction dramatique avec la société et véhiculant une dimension symbolique, un mythe fondateur, une légende. Pour unique qu’elle soit, la machine célibataire n’est pas onaniste mais elle est exhibitionniste, elle ne fonctionnerait que face à des spectateurs, et elle ne pourrait se reproduire. Le livre d’avant l’imprimerie correspond à ces critères. Des “objets parlants” de la Grèce antique aux codices manuscrits tels que les rappelle à notre mémoire collective Michel Jullien dans son récent Esquisse d’un pendu, le livre est pris depuis 1501 dans un processus de clonage qui culmine avec ceux sous forme de fichiers numériques. De machine célibataire, le livre est devenu un produit manufacturé et la question se pose de la migration de son potentiel de machine célibataire à l’échelon supérieur de la bibliothèque même.
  
Biosphère et bibliosphère
    
A ce stade, où l’on entend de plus en plus parler d’ “outils de narration connectés”, où l’internet des objets commence à approvisionner une réalité dite augmentée et transmédia, je redis une énième fois qu’il serait déraisonnable de considérer le virtuel — qui n’est pas forcément que numérique, et la “réalité”, comme deux états distincts. Il n’y a pas de réel waterproof.
Aussi la bibliosphère recouvrirait-elle en fait l’ensemble des activités de décodage.
En ce moment même vous décodez ce texte ainsi que l’environnement dans lequel vous le lisez.
Dans ce contexte, “lecteur” est synonyme de “vivant”, et la bibliosphère est la peau sensible de la biosphère.
La Bibliothèque (que d’autres appellent l’Univers) est. Elle est ce qui est. Ici il nous faut faire appel à la mystique juive qui se fonde, comme le rappelle Georges Vignaux dans le premier tome de son Comment les idées viennent aux mots : « sur la puissance du verbe et sa capacité de fusion avec l’essence des choses et des êtres ». Le fait que les lettres aient en hébreu une valeur numérique permet d’y décoder chaque mot et chaque phrase à un autre niveau d’interprétation (Gematria). Code actif, les lettres seraient à l’origine de… Tout.
Comment ne pas penser à cet autre code, l’ASCII (American Standard Code for Information Interchange) où à chaque lettre est substituée une suite de sept 0 ou 1, où la lettre A par exemple se code 1000001, où les 0 et les 1 correspondent à des variations électriques. A quand des électrobibliogrammes pour des lecteurs déjà habitués aux électrocardiogrammes et électroencéphalogrammes et qui lisent maintenant des textes de pixels sur des tablettes non plus d’argile mais de composants électriques.
Les codes aujourd’hui s’imbriquent et s’entrainent comme jadis les rouages dans les premières machines sophistiquées.
Quotidiennement, en permanence, la syntaxe, la grammaire, et leurs règles que nous respectons, n’agissent pas comme des opérations neutres, mais, comme des systèmes qui organisent et conditionnent le regard que nous portons sur notre environnement physique et mental.
Déchiffrer ce code serait se délier, ce serait pour le lecteur dé-lire ce qui le programme et donne son apparence à la réalité qui l’encercle. Casser le code ? (Délirer ?)
Reste cette simple constatation formulée simplement par Paul Claudel : « L'écriture a ceci de mystérieux qu'elle parle. ».

  
Du bibliolithique au bibliocène
 
Alors que notre espèce était à son origine immergée dans un univers où rien n’avait de nom, la faculté générative du langage, dont nous pouvons tous observer la magie lors de nos activités oniriques, diurnes ou nocturnes, la faculté générative du langage n’a de cesse depuis de produire des noms de toutes sortes, allant jusqu’à nommer la moindre composante de la moindre chose et même à donner un statut d’existence à des choses qui n’en auraient apparemment pas.
« Faisons-nous un nom pour ne pas être dispersés sur toute la terre » aurions-nous dit un jour.
En reliant l’idée de bibliothèque au mythe de Babel, Borges a rapproché deux fils électriques. Il y a une étincelle à la lecture de son texte. Puis le noir.
Allons-nous rester dans cette obscurité alors que la grande convergence des technologies NBIC (nanotechnologies - biotechnologies - intelligence artificielle - sciences cognitives) rendraient possible une lecture du vivant (avec le séquençage de l’ADN par exemple) pouvant relever de la bibliothéconomie ?
Que le langage et les langues, en tant que codes actifs, soient notre propre programme, ce qui nous programme, voilà qui met sur orbite, bien au-delà des tendances conjoncturelles du marché du livre imprimé ou du militantisme pour le développement d’un marché du livre numérique, voilà qui met sur orbite notre liberté d’esprit à envisager (dévisager) le livre et son avenir.
Le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique n’est que de l’ordre de l’épiphénomène et ses impacts seront limités par rapport à l’importance de la révolution humaine dont nous abordons la pliure.
Je pense que nous changeons d’ère.
La bibliothèque devient sur un de ses multiples plans, livre de(s) code(s), du code.
Je pense vraiment que nous changeons d’ère, bien plus que ne l’imaginent celles et ceux qui prônent ce changement d’ère.
Nous passons du bibliolithique, l’âge des textes inscrits liés à des supports matériels et périssables, celui des livres de pierre, des inscriptions pariétales aux cathédrales en passant par les temples de l’Antiquité puis les livres imprimés, au bibliocène, l’ère des textes vivants, générateurs de mondes habitables. Du livre de pierre au livre de pixels. Des livres à la bibliothèque pensante. Et agissante. Banque de données. Programmes conscients.
 
Depuis la bibliothèque d’une ville invisible
 
Italo Calvino dans le portrait d’une de ses villes invisibles (Théodora), interrogeant les codes littéraires, imaginait le scénario suivant : « Reléguée pendant un temps indéfini dans des repaires à l’écart, depuis l’époque où elle s’était vue détrônée par le système des espèces désormais éteintes, l’autre faune revenait au jour par les sous-sols de la bibliothèque où l’on conserve les incunables, elle descendait des chapiteaux, sautait des gargouilles, se perchait au chevet des dormeurs. Les sphinx, les griffons, les chimères, les dragons, les hircocerfs, les harpies, les hydres, les licornes, les basilics reprenaient possession de leur ville. ». Un jour cela sera possible. Qui n’a pas déjà fait un cauchemar de cette envergure ? Pour se réveiller ensuite.
   
 
 
N.B. : J’ai bien conscience que pratiquement chaque phrase du texte ci-dessus demanderait au moins un paragraphe de développements. J’y travaille.
En complément de ce texte vous pouvez en attendant lire :

2 commentaires:

  1. «il serait déraisonnable de considérer le virtuel et la “réalité”, comme deux états distincts.»

    Cet état non distinct ne serait-il pas le "potentiel" dont parlait l'Ouvroir de Littérature du même nom ?

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  2. Peut-être... Je ne connais pas sufisamment l'OULIPO pour en juger. Si vous pouviez préciser votre idée cela pourrait être peut-être éclairant (?)
    Je perçois principalement dans l'OULIPO l'axe d'écriture avec contraintes...
    Ce qui est plus assuré je pense c'est que "virtuel" ne signifie aucunement inexistant, mais, potentiellement existant, c'est-à-dire existant en puissance ;-)

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