vendredi 28 février 2014

Critique de l'essai Le Voyageur et la Tour (Alberto Manguel)

On se demande souvent dans les services marketing quels sont les déclencheurs de l'acte d'achat d'un livre. En l'occurrence, pour moi, c'est le sous-titre : "Le lecteur comme métaphore" qui m'a incité à faire l'acquisition de ce petit volume.
Le voyage qu'il propose semble, en effet, passionnant. Débutant par ces mots : "A notre connaissance, notre espèce est la seule pour qui le monde semble composé de récits.", il s'achève sur ce constat : "Nous sommes des créatures qui lisons, nous ingérons des mots, nous sommes faits de mots, nous savons que les mots sont notre mode d'existence en ce monde, c'est par les mots que nous identifions notre réalité et au moyen des mots qu'à notre tour nous sommes identifiés.".
Soit. Certes. Tout cela est bien. Mais j'ai l'impression pour l'avoir souvent lu, que cela Alberto Manguel le sait depuis quelques temps déjà (et moi également) et, bien qu'il soit surtout question dans cet essai de la lecture comme d'un voyage, je n'ai malheureusement pas l'impression d'avoir véritablement cheminé en le lisant. Dommage.
  
De quoi le lecteur est-il la métaphore ?
  
Comme à son habitude Alberto Manguel fait preuve d'érudition (je recommande d'ailleurs toujours chaleureusement dans mes cours et conférences, tant son Histoire de la lecture, que son prégnant essai : La bibliothèque, la nuit). Se focalisant ici sur les métaphores (phénomènes de substitution analogique - c'est moi qui précise) de la lecture, il commence par les considérations d'Aristote et de Cicéron sur la chose (la métaphore), qui relève je pense d'un procédé de codage et demanderait à être décryptée par des pensées plus contemporaines et d'autres grilles de... lecture justement.
 

Considérant le lecteur comme un voyageur et la lecture comme une forme de reconnaissance du monde, c'est surtout en fait dans le temps que nous voyageons, rebroussant chemin jusqu'à : "l'un de nos récits les plus anciens, l'épopée de Gilgamesh, rédigée pour la première fois vers 1750 avant notre ère" ; puis les références se multiplient dans un jeu de miroirs, reflétant et démultipliant la même route, comme la métaphore du voyage dans le texte, avant d'envisager la lecture comme une fuite, avec les métaphores du lecteur mélancolique et studieux dans sa tour d'ivoire, puis celle du "rat de bibliothèque". Dans l'instant l'illusion fonctionne. Bravo au magicien.

Christian lisant son Livre, William Blake
(Reproduit en N&B dans le livre de Manguel)

Nous croyons avancer ainsi, tel Christian lisant son livre, et nous tournons en rond. L'ensemble repose sur la métaphore du monde comme livre et du livre comme monde, mais ne va guère plus loin.
L'auteur en reste là, il ne dépasse pas le stade de l'interprétation de ces métaphores, il ne cherche aucunement à en casser le code. L'exercice littéraire ne manque pas de brillance, mais il n'a pas d'éclats.
Evacuant ce que Manguel nomme "Le voyage sur la toile" en une dizaine de pages qui pourraient presque rappeler les arguments des personnes opposées au chemin de fer au 19e siècle ("Si lire est aujourd'hui une forme de voyage, c'est seulement au sens du passage d'un lieu à un autre, dans l'indifférence au temps et l'ignorance des différences de latitude et de longitude, en faisant comme si tout se passait à notre intention...") le discours s'échine à rendre crédible le point de vue qu'il impose, sans visiter d'autres pièces, sans ouvrir d'autres fenêtres.
Peut-être aurait-il fallu davantage de développements et, surtout, enrichir la dimension temporelle de la lecture et du voyage avec celle, complémentaire, de l'espace (imaginaire).
Un autre essai, qui vient juste de paraître et dont je viens de terminer la lecture (Il existe d'autres mondes, Pierre Bayard, éditions de Minuit), à propos duquel je pense m'exprimer prochainement, ouvre lui des perspectives à la recherche sur la lecture en suggérant de possibles liens (hyperliens ?) entre la lecture littéraire et la théorie des univers parallèles. Le même questionnement sur les métaphores et les substitutions en devient du coup passionnant. 
 
Comme le dit la Reine Blanche à la jeune Alice de Lewis Carroll dans De l'autre côté du miroir : "Une mémoire qui n'opère que dans le passé n'a rien de bien fameux". Dans ce livre Alberto Manguel est resté dans le jardin dont tous les chemins ramènent brusquement à la maison, il n'est pas passé sur l'échiquier, il n'a pas vraiment traversé le miroir des métaphores sur lesquelles il a simplement réfléchi et s'est lui-même réfléchi.
  
Au bout du bout c'est peut-être à l'avant-dernière page seulement, dans les remerciements, tout juste avant la table des matières, qu'il faut chercher l'explication et la cause de ma déception : en fait d'essai il s'agirait surtout en l'espèce d'un simple recueil de conférences données il y a quelques années déjà par Alberto Manguel à l'université de Pennsylvanie, dont les Presses en sont d'ailleurs l'éditeur original.
Les ouvrages des éditions Actes Sud ont beau avoir leur charme, 18,00 euros pour à peine 150 pages d'un élégant bavardage, comparés, par exemple, au prix de 12,00 euros pour en livre de poche les presque 1200 pages du véritable chef-d'oeuvre qu'est à jamais le roman-témoignage de Vassili Grossman, Vie et destin, je me dis que le lecteur doit aussi être parfois... une métaphore du pigeon ! (Mais cela aussi : je le savais déjà.)  

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