mardi 17 juin 2014

Le livre à venir

C'est avec ravissement que j'ai lu ces derniers jours l'essai de Maurice Blanchot : Le livre à venir.
Publié en 1959, il est par anticipation la preuve noir sur blanc que les outils informatiques ne sont que des outils, et la culture numérique, pour excitante qu'elle soit, qu'une manifestation idéologique sociale répandue.
De tous temps, à toutes les époques, le livre à venir a questionné les esprits sensibles au pouvoir de création des écritures, par les langues les nombres, les codes et symboles.
Lisons Blanchot : " Que livres, écrits, langage soient destinés à des métamorphoses auxquelles s'ouvrent déjà, à notre insu, nos habitudes, mais se refusent encore nos traditions ; que les bibliothèques nous impressionnent par leur apparence d'autre monde [...] il faudrait être bien peu familier avec soi pour ne pas s'en apercevoir. Lire, écrire, nous ne doutons pas que ces mots ne soient appelés à jouer dans notre esprit un rôle fort différent de celui qu'ils jouaient encore au début de ce siècle : cela est évident, n'importe quel poste de radio, n'importe quel écran nous en avertissent, et plus encore cette rumeur autour de nous, ce bourdonnement anonyme et continu en nous, cette merveilleuse parole inentendue, agile, infatigable, qui nous dote à chaque moment d'un savoir instantané [...] Ces prévisions sont à notre portée. Mais voici qui est plus frappant : c'est que, bien avant les inventions de la technique, l'usage des ondes et l'appel des images, il eût suffit d'entendre les affirmations de Hölderlin, de Mallarmé, pour découvrir la direction et l'étendue de ces changements... ".
Voilà.
 
Ces tombes vivantes que les livres ne doivent pas devenir
 
Cette lecture récente a rendu possible en moi quelques pas.
Avançant dans l'écoute de la parole agile, certaines des intuitions que je formulais ici même en février 2013 dans le court texte : Portrait du lecteur en apiculteur, se sont généreusement dégrossies, affinées.
C'est ainsi que ces derniers jours plusieurs posts brefs ont fait état de ce qui pourrait porter le nom léger d'élucidation.
Voici :
Notre rêve éternel d'un outre-livre prend notre imagination en défaut, car c'est uniquement par une conversion de la littérature, cette source parlante qui s'écoule en nous tous, que pourra se résoudre la métamorphose du livre en quelque espace de l'être-lecteur (ou l'être-lettres), et cela en s'affirmant dans son effacement même, tout comme le papillon est déjà vol dans le devenir de la chenille, dans son apparente disparition, sa fausse mort, car, comme c'est à la chenille de rendre visible le papillon, et non l'inverse, c'est aux oeuvres de rendre visible le livre dans son essence, et non l'inverse ; c'est aux oeuvres de littérature qu'il appartient d'être d'outre-livre et d'inventer des livres à leurs mesures, de faire corps, et non aux supports et aux dispositifs de lecture de corseter  le vol, de canaliser l'éclair : une chenille qui ne libère pas son papillon est une tombe vivante.
Et de cela je suis redevable à la lecture de ce livre à venir de Maurice Blanchot.
 
Un algorithme jamais n'abolira...
 
Au fil de ses pages il apparaît bien des ressemblances entre ce qui s'exprimait déjà dans Un coup de dés et nos désirs fous du Livre.
L'espace littéraire a ses propriétés et ses originalités bien plus proches de Mallarmé que d'Euclide. Cet espace s'invente lui-même, se déploie et se creuse, se rassemble et se dissémine, "étrange dehors dans lequel nous sommes jetés en nous hors de nous".
Comme l'écrit Christian Gatard dans Mythologies du futur (L'Archipel, juin 2014) : "Avec un peu de bonne volonté numérique, l'expérimentation de l'imaginaire va bouleverser notre rapport au monde" (un essai captivant que je chroniquerai bientôt ici même). Et en effet, comment ne pas penser, comment ne pas espérer que l'extension de notre univers avec l'exterritorialité numérique et l'hybridation des espaces physiques et virtuels ne nous permettent pas de prendre enfin conscience des relations spatiales engendrées par la parole ?
 
"Un coup de dés, écrit Blanchot, annonce un livre tout autre que le livre qui est encore le nôtre : il laisse pressentir que ce que nous appelons livre selon l'usage de la tradition occidentale, où le regard identifie le mouvement de la compréhension avec la répétition d'un va-et-vient linéaire, n'a de justification que dans la facilité de la compréhension analytique.", et d'ajouter : "Au fond, il faut bien nous en rendre compte : nous avons les livres les plus pauvres qui puissent se concevoir, et nous continuons de lire, après quelques millénaires, comme si nous ne faisions toujours que commencer à apprendre à lire."
Et enfin, quelques pages plus loin et en simple petite note de bas de page : "Ce vers quoi nous allons n'est peut-être aucunement ce que l'avenir réel nous donnera. Mais ce vers quoi nous allons est pauvre et riche d'un avenir que nous ne devons pas figer dans la tradition de nos vieilles structures." CQFD !

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