mercredi 10 décembre 2014

La lecture sur papier : un luxe demain ?

L'interview que j'ai accordée au magazine économique "EcoRéseau" sur le livre en 2050, pour leur numéro de novembre 2014 est gracieusement consultable (ainsi que l'ensemble du magazine) en suivant ce lien...
 
Ci-après l'intégralité de l'interview (dont seuls des extraits ont été retenus par la rédaction du magazine et le reste plus ou moins intégré dans  l'article) :

" Pourriez-vous résumer très brièvement les grandes évolutions du livre depuis son apparition ?
La dimension transhistorique est capitale pour bien saisir l’aventure du livre depuis ses origines et réaliser à quel point elle est imbriquée à l’épopée de l’espèce humaine. Partant de l’archéologie préhistorique et des travaux de linguistes sur l’origine du langage je considère ce que nous appelons « les artefacts symboliques du langage » comme les précurseurs des dispositifs de lecture. Il s’agit d'objets détournés de leur finalité ordinaire, par exemple placés dans une sépulture et témoignant donc d'un rituel funéraire. Cela indique l'exercice d'une pensée symbolique, consubstantielle au langage. Faire signifier ainsi le monde extérieur initie la pratique fabulatoire d'où émergera ensuite le livre sous toutes ses formes. D’abord les bulles à calculi de Sumer (-3300), que l'anthropologue Clarisse Herrenschmidt présente comme des projections de la cavité buccale qui renferme les mots avant qu'ils ne deviennent paroles. Aplaties, ces boules d'argile deviendront des tablettes qui tiendront dans une main d'homme ouverte. Ensuite les rouleaux de papyrus, les premiers livres manuscrits sur parchemin, les premiers imprimés sur papier, dits incunables (1450-1501), puis la mécanisation de l'imprimerie, son industrialisation, son informatisation. Depuis le début des années 2000 nous assistons à une multiplication des dispositifs de lecture (ordinateurs, liseuses, tablettes…). L’innovation vient surtout de nouvelles formes narratives qui se cherchent encore autour du transmédia et du développement massif de l’autoédition et des fanfictions…
 
Comment imaginez-vous le livre en 2050, dans les scenarii les plus fous ?
Avec l’évolution des objets connectés et de la réalité augmentée nous allons passer à un autre niveau de lecture. A un autre plan d’évolution technologique nous allons revivre la lecture immersive de la bibliographie naturelle par nos ancêtres hominidés les plus lointains. En vérité nous sommes dans un livre, et c’est ce livre total, ce livre absolu qui émerge depuis juillet 1971, le premier texte e-incunable numérisé par Michael Hart, l’inventeur du Projet Gutenberg. C’est ce livre qu’est notre univers qui se révèle lentement avec la grande convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, intelligence artificielle et sciences cognitives) et qui va se cristalliser durant les prochaines décennies. Pour jouer le jeu du scénario le plus fou, je dirais au vu de recherches actuelles que nous pouvons imaginer une sorte de Livre-Mentor. Une espèce d’avatar sémantique de chacun, qui serait comme un guide de vie, un manuel de formation et une bibliothèque universelle. Il serait contenu dans une séquence d’ADN de synthèse et nous pourrions via une puce RFID sous-cutanée le consulter en permanence sur de nombreux supports, soit embarqués, soit ambiants dans notre environnement extérieur.
 
Quel sera le support privilégié ?
Nous verrons probablement une interface hybride conjuguant les avantages du papier et des écrans, au niveau de la souplesse et des capacités d’affichage. Peut-être à base de graphène, un cristal monoplan de carbone. Comme un rouleau, ou une feuille pliable et extensible aux dimensions que les conditions de lecture nécessiteraient… Mais je crois surtout que nous ne penserons plus alors en termes de supports. Ce qui caractérise aujourd’hui la métamorphose du livre, c’est précisément le découplage entre les contenus et leurs supports d’affichage. Demain, tout ce qui pourra être support d’affichage pourra potentiellement faire livre (table, vitre, miroir, pare-brise, murs et plafonds…). Plus de supports uniques.
 
Croyez-vous que le papier a un avenir ? Dans quel domaine ?
Le papier, matériau naturel et recyclable a certainement un avenir. Peut-être hors du champ de l’impression et de l’édition. Je pense aux emballages, ou aux produits parapharmaceutiques. Les recherches, notamment à l’INP-Pagora de Grenoble sur les encres conductrices d’électricité et l’électronique imprimée, montrent bien que le papier peut évoluer technologiquement en parallèle des écrans.
 
En allant loin dans la prospective, croyez-vous qu’en 2050 le support particulier des livres n’existera plus, puisque le texte et les images pourront être projetés sur tous les supports (murs, tables,…) ?
Ce qui n’existera plus ce sera l’interface du codex, des cahiers de pages imprimées, pliées, reliées entre elles et protégées par une couverture. Mais rouleaux et codex ont coexisté plusieurs siècles. Avec l’impression numérique à la demande chacun pourra choisir. Chaque lecteur doit avoir la liberté de pouvoir lire sur le support de son choix. Nous pouvons aussi imaginer qu’il y aura en 2050 quelque chose de reposant, de relaxant, d’exprimé par les objets dédiés à une activité unique. Par exemple : « ne faire que lire ». Ce « ne faire que » sera peut-être alors un véritable luxe. Je crois que le livre imprimé durera tant qu’il répondra au principe de plaisir de la lecture. Nous devons aussi prendre en considération les postures, les logiques d’usages développées par les lecteurs, les capacités de nos cerveaux à s’adapter à de nouvelles formes de lecture…
 
Quels pays sont susceptibles d’être à la pointe du changement ?
Je pense que nous devrions être plus attentifs à l’évolution en Chine. N’oublions pas qu’ils avaient mis au point le papier et l’imprimerie avant nous. Les écritures asiatiques se prêtent aussi plus aisément à une lecture sur petits écrans. Pour les continents africain et sud-américain le circuit de l’édition numérique peut permettre un développement que les contraintes matérielles de l’édition imprimée rendaient difficile.
 
Est-on plutôt conservateur en France, ou bien au contraire ?
Comme sur toute la surface de la Terre je pense, nous sommes multiples. Certains sont plutôt conservateurs et d’autres plus novateurs. Mais le livre imprimé reste un symbole et un fort marqueur culturel.
 
Enfin dernière question quant à vos travaux : dans les différentes conférences et discussions que vous avez, sentez-vous que les gens ont envie de changement dans ce domaine, qu’ils cherchent à lire autrement ?
Ce que j’observe tous les jours à Paris dans les transports en commun et dans les lieux publics c’est que de plus en plus lisent sur des liseuses, des tablettes, voire des Smartphones… Les jeunes adultes me semblent plus attachés aux livres imprimés, pour ce qu’ils représentent symboliquement, tandis que les personnes plus âgées sont parfois séduites par l’innovation, les avantages pratiques de pouvoir grossir les caractères et emporter avec soi des centaines de livres. Mais les tout jeunes enfants qui ont aujourd’hui leurs premiers contacts avec la chose écrite sur les Smartphones ou les tablettes tactiles de leurs parents, ceux-là ne se tourneront sans doute pas spontanément vers ce que nous appelons aujourd’hui livre quand ils seront adultes. Et ceux qui auront 18 ans en 2050 ne sont pas encore nés ! "

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