lundi 26 mai 2014

Quid de la page au Collège des Bernardins ?

J'ai eu le plaisir de participer le 23 mai 2014 au Collège des Bernardins au Colloque conclusif du séminaire Médias et bien commun (Médias et numérique : une chance pour le bien commun ?), à la table ronde animée par Gemma Serrano : L'information médiatique change de nature. Est-elle encore information ou devient-elle surtout médiation ? en compagnie de François Morinière (Directeur général de L'Equipe) et d'Eric Schérer (Directeur de la prospective et de la stratégie numérique, France Télévision).
Le texte ci-après est la retranscription de mon intervention (il ne rend pas compte des échanges avec l'animatrice et les autres participants) :
     
« Lorsque j’ai été invité à participer à cette table ronde je venais justement d’être frappé par la fausse convergence de deux articles récemment parus. Le premier dans Les Echos était titré : Le papier sera l’innovation du 21e siècle. Le second dans Libération portait comme titre : Le papier se recycle en mode high-tech.
De prime abord l’on peut penser que ces deux articles vont dans le même sens. Et bien non ! Le premier faisait en fait l’éloge du papier comme support déconnecté non invasif, il aurait pu être titré : “Le papier sera un recours pour le 21e siècle” ; tandis que le second faisait lui état des travaux menés au Centre Technique du Papier dans la région de Grenoble. De fait, notamment autour de l’INP-Pagora (Ecole internationale du papier rattachée à l'Institut Polytechnique de Grenoble) des recherches se développent pour rendre le papier “intelligent” (fonctionnalisation des fibres de cellulose, encres électroconductives, électronique imprimée…), avec comme objectif de transformer la page en écran interactif. D’autres technologies vont dans ce même sens de mixer page et écran (je pense notamment au graphène — cristal bidimensionnel de carbone…).
Nous avons donc là, avec ces deux articles de presse, deux perspectives différentes, deux visions finalement opposées, mais qui toutes deux désignent le point névralgique : la question des supports et des dispositifs de lecture.
   
Du 1er siècle à la fin du 20e nous avons lu sur un dispositif de lecture pratiquement unique : le codex (feuilles pliées, réunies en cahiers reliés et protégés par une couverture, c’est non seulement le modèle de base des livres, mais aussi des magazines et des journaux imprimés). Mais attention ! 20 siècles, 2 000 ans, finalement c’est peu. En somme ce n’est jamais que 20 fois 100 ans, et 100 ans ce n’est que 10 fois 10 ans, ou encore 2 000 ans ce n’est que 40 fois 50 ans. Ce que je veux dire c’est qu’il ne faudrait surtout pas croire que l’interface du codex est éternelle. Nos ancêtres ont vécu des ruptures tout aussi radicales, imaginez un peu le passage des tablettes d’argile aux rouleaux de papyrus, celui des rouleaux aux codex…
Les supports sont capitaux dans les processus de lecture. On ne lit pas avec la même attention, ni dans la même posture physique, la même ouverture et liberté d’esprit, avec les mêmes possibilités de compréhension et de mémorisation, un texte gravé sur une stèle, imprimé sur papier, ou apparaissant sur son écran d’ordinateur ou de téléphone portable. Depuis quelques années nous pouvons distinguer quatre grandes familles de nouveaux dispositifs de lecture : les ordinateurs et toutes leurs déclinaisons ; les tablettes aujourd’hui appelées “liseuses” (je mets ce terme entre guillemets car il donne je trouve bien facilement un blanc seing à des fabricants souvent peu soucieux en fait de l’ergonomie de leurs dispositifs) ; les smartphones ; et enfin les tablettes tactiles connectées. Mais avec le numérique bien d’autres supports et dispositifs permettent d’afficher textes et images… Or, et les historiens du livre l’ont observé de tous temps, les dispositifs de lecture et leurs évolutions influencent toujours les pratiques de lecture, et contribuent à l’émergence de nouvelles formes de narration, de nouvelles manières de faire récit, l’ensemble de ces changements appelant de nouvelles médiations et de nouvelles légitimités à conquérir.
Nous nous rappelons l’étonnement de Saint-Augustin la première fois où il surprit son maitre Saint-Ambroise à lire silencieusement.
  
Avant de conclure cette brève et modeste participation je voudrais m’attarder sur ce qui est, je pense, une véritable révolution anthropologique dans ce passage que, faute de temps, je qualifierais un peu brutalement de : “passage de l’édition imprimée à une édition numérique”. Je veux parler des atteintes à la page, de la page comme espace rectangulaire délimité et saisissable d’un seul regard, carré long des salles rituelles des temples et des sanctuaires, sur le modèle d’un vignoble aussi, et que l’on trouve à l’œuvre sur les tablettes d’argile, les colonnes d’écriture des rouleaux, les feuilles des livres et les écrans successifs des sites web. Cet espace, semble-t-il naturel de lecture, est aujourd’hui remis en question par cinq facteurs. Tout d’abord, le caractère réinscriptible des surfaces-écrans, puis les liens hypertextes (dont était précurseur en 1501 le dispositif de la roue à livres conçu par l’ingénieur italien Agostino Ramelli), ensuite, nous avons rapidement retrouvé sur nos écrans d’ordinateurs l’habitude du multifenêtrage que nous avions perdu avec la normalisation de l’espace introduite par l’imprimerie à partir du 16e siècle, mais également, des applications de lecture séquentielle (les mots apparaissent alors au regard du lecteur successivement et rapidement un à un : le premier logiciel de ce type fut conçu à partir de 1996 par l’architecte designer strasbourgeois, Pierre Schweitzer, il s’appelait Mot@mot et a été breveté en avril 2001), et enfin, l’infinite scroll inauguré par les réseaux sociaux (un réglage permettant au contenu des pages web de se charger progressivement et sans fin pendant que nous descendons la barre de défilement vertical).
  
Pour conclure je voudrais dire que de tout cela émergent je pense de nouvelles formes de conversations. SMS, textos, tweets, mails, smileys, tchats-texts et application Snapchat entretiennent une conversation sur le mode et le rythme de l’oralité en utilisant des codes de l’écrit et souvent une écriture phonétique. Le métavers (web 3D immersive) permet à des internautes avatarisés de recourir à des échanges vocaux ou écrits, en mode public ou privé et dans les conditions du présentiel, alors qu’ils peuvent être physiquement éloignés de milliers de kilomètres. De nouvelles formes de présence à l’autre, d’échanges et d’information s’organisent ainsi, qui doivent être porteuses de nouveaux contrats de confiance. Je vous remercie pour votre écoute. »

samedi 24 mai 2014

De nouvelles formes d'oralités en milieux numériques ?

Le texte ci-après est la retranscription de mon intervention à la séance de clôture du Séminaire cultures, savoirs et techniques numériques 2013-2014, organisé par Thibaud Zuppinger et Florian  Forestier, avec le soutien de MSH Paris Nord et Implications philosophiques, à l'Ecole nationale des Chartes.
  
Nouvelles pratiques de lectures et nouvelles formes d'oralités en milieux numériques :
   
" Bien au-delà de l’informatique, les technosciences nous invitent à une conversion du regard anthropologique (trop souvent anthropocentriste), nous incitent à un véritable mouvement de pensée qui remet en question la superstructure fictionnelle de ce que nous appelons du nom, du « beau nom grave » d’univers, puits et source de l’imaginaire, l’uni-vers, réservoir et résurgence, comme Cervantès pouvait qualifier Don Quichotte de : « miroir et lumière de toute la chevalerie errante », et comme nous pouvons voir un Frère de Don Quichotte dans la gravure de Dürer : Le Chevalier, la Mort et le Diable.
 
Ainsi, nous pouvons assez facilement concevoir comment les dispositifs de lecture, par leur maniabilité, et ce qu’elle impose aux lecteurs comme contraintes à résoudre, influencent les pratiques de lecture. Marcel Mauss en 1934 dans Les techniques du corps contribue à l’élucidation des « actes traditionnels efficaces » (c’est ainsi qu’il définissait les techniques) qui se transmettent par l’éducation. Malheureusement il n’y est pas question des dispositifs de lecture, et il n’en est pas question non plus dans l’essai plus récent (1989) de Jacques Perriault sur La logique de l’usage, essai sur les machines à communiquer, approche ethnotechnologique, qui met en évidence des détournements d’innovations vers des logiques dictées par les usagers. Le livre, comme dispositif de lecture, est pourtant bien « une machine à communiquer » et « une technologie de l’illusion ».
  
On ne lit ni avec la même intention ni avec la même attention, ni dans la même posture physique ni dans le même état d’esprit, une stèle porteuse d’inscriptions gravées, une tablette d’argile recouverte de caractères cunéiformes, un rouleau de papyrus, un parchemin manuscrit, un livre imprimé, un livre de poche, un livre numérisé sur une “liseuse”, un livre numérique dit “augmenté”, “enrichi” d’audio et de vidéo sur une tablette numérique, tactile et connectée, un livre-application sur un smartphone dans le métro, un site web sur un écran d’ordinateur, des informations sur l’écran de sa montre ou de ses lunettes connectées.
 
Alors que depuis le 1er siècle de notre ère nous lisions ordinairement sur l’interface du codex : feuilles pliées, réunies en cahiers reliés et protégés par une couverture, depuis la fin du siècle précédent et la désolidarisation des messages et de leurs supports, le nombre de dispositifs de lecture a été en moins de dix ans multiplié par dix (au moins). Potentiellement, toute surface pouvant afficher du texte devient de fait un dispositif de lecture, sans pour autant être un livre cependant.
 
Ces nouveaux dispositifs de lecture, réinscriptibles à loisirs, induisent inévitablement de nouvelles pratiques de lecture. Ces dernières se signalent par un certain nombre de caractères que nous pouvons rapidement lister de la façon suivante, quoique sans doute cavalière : fragmentation, connexion (téléchargement, streaming…), partages et commentaires, d’anciennes pratiques parfois aussi du temps des manuscrits et que nous redécouvrons. 
  
Je considère la révolution des dispositifs et des pratiques de lecture comme anthropologique, dans le sens où deux landmarks (des points de repère) qui nous apparaissaient comme éternels : d’une part, le lien indéfectible du message écrit et de son support, et, d’autre part et concomitamment, l’espace circonscrit d’inscription de la page, sont désormais désunis.
J’ai précédemment évoqué en filigrane dans le survol historique la dé-liaison, le divorce, ce dé-lire, du texte et de son plan d’écriture. La métamorphose des livres en tant que contenants, et, la volatilité du livre en tant que contenus, s’inscrit en creux dans le désencrage et le “désancrage” de la parole écrite. La notion de page, elle, comme espace rectangulaire délimité et saisissable par le regard, sur le modèle d’un vignoble, à l’œuvre sur les tablettes d’argile, les colonnes d’écriture des rouleaux, les feuilles des livres et les écrans successifs des sites web, est remise en question par quatre facteurs. Tout d’abord, les liens hypertextes (dont était précurseur en 1501 le dispositif de la roue à livres conçu par l’ingénieur italien Agostino Ramelli), puis, nous avons rapidement retrouvé sur nos écrans d’ordinateurs l’habitude du multifenêtrage (que nous avions perdu avec la normalisation de l’espace introduite par l’imprimerie à partir du 16e siècle), ensuite, des applications de lecture séquentielle (les mots y apparaissent au regard du lecteur successivement et rapidement un à un : le premier logiciel de ce type fut conçu à partir de 1996 par l’architecte designer strasbourgeois, Pierre Schweitzer, il s’appelait Mot@mot et a été breveté en avril 2001), enfin, l’infinite scroll inauguré par les réseaux sociaux (un réglage permettant au contenu des pages web de se charger progressivement et sans fin pendant que nous descendons la barre de défilement vertical). Alors devons-nous tourner la page de vingt siècles d’organisation spatiale de l’écriture-lecture ?
 
Gardons-nous de tout sensationnalisme dicté par les technophiles. Les observations, notamment oculométriques du Laboratoire des Usages en Technologies d'Information Numériques (Cité des sciences et de l’industrie, Paris), par exemple, ou les travaux du neurobiologiste Stanislas Dehaene, démontreraient que ce n’est pas le cortex cérébral qui au cours de l’évolution se serait modifié pour que nous puissions un jour lire des textes écrits, mais, les hommes qui ont dû adapter leurs systèmes d’écriture pour que la lecture leur soit plus facile et moins ambiguë. Nous devrons faire de même. Cette part d’accommodation humaine serait cependant soutenue par une certaine plasticité de nos circuits neuronaux aptes à répondre à de nouveaux besoins comme, par exemple, passer de la reconnaissance d’objets au déchiffrage d’écritures. Historiquement, les pratiques de lecture ont toujours évolué dans le temps conjointement à l’évolution des supports et des dispositifs de lecture, dont les lecteurs adaptaient progressivement l’usage à leurs possibilités cognitives.
Aujourd’hui, le sensationnel n’est pas au niveau des outils numériques, mais, au niveau d’usages naissant, c’est-à-dire dans ce que j’appelais dans mon titre : “de nouvelles formes d’oralités en milieux numériques”.
 
La notion de “milieux numériques”, au pluriel, fait référence, à la fois, à la multiplicité des autres lieux possibles (dont ceux imaginaires ou fictionnels simulés numériquement), et, à l’hybridation de plus en plus criante entre territoires physiques et espaces numériques, métissage favorisé par l’internet des objets, la réalité augmentée, la géolocalisation, l’expansion galopante du métavers (monde-miroir et hyper-monde virtuels en 3D immersive engendrés par des programmes informatiques).
Dans ce mille-feuille de mondes parallèles, forme de stratification du réel en couches fictionnelles, les nouveaux dispositifs de lecture, tant ambiants qu’embarqués par les lecteurs, entretiennent en permanence la possibilité de nouvelles formes de conversation. Aux nouvelles pratiques de lecture se conjuguent de nouvelles formes d’oralités. C’est, je pense, de leurs noces, que pourraient naitre de nouvelles formes de narration, de nouvelles manières de faire récit, d’entretenir nos mythes et de nourrir notre légende, celle d’une « espèce fabulatrice » (Nancy Huston), d’un « animal lecteur » (Alberto Manguel), les paraboles et hyperboles de notre condition humaine.
  
L’apparition et le développement de la faculté du langage articulé au sein de notre espèce restent des mystères, faute de transmission orale et de traces écrites. Pour ce qui est de la lecture, nous nous rappelons l’étonnement de Saint-Augustin la première fois où il surprit son maitre Saint-Ambroise à lire silencieusement.
Passerions-nous, après l’oralité, après l’écriture, à une autre étape mixant langage oral et langage écrit ?
Dans les transports en commun les personnes qui communiquent par SMS, textos, les tweets, les courriels (mails) et les smileys, les tchats-texts, l’application Snapchat qui limite le temps d’affichage…, entretiennent une conversation sur le mode et le rythme de l’oralité en utilisant des codes de l’écrit et une écriture parfois phonétique. Le métavers permet à des internautes avatarisés de recourir à des échanges vocaux ou écrits, en mode public ou privé, dans les conditions du présentiel alors qu’ils peuvent être physiquement éloignés de milliers de kilomètres. De nouvelles formes de temporalités s’organisent, porteuses de nouveaux contrats de confiance.
Le langage articulé aurait surgi lorsque nos ancêtres purent communiquer entre eux sur des choses qui n’étaient pas, qui n’étaient plus, à portée de leurs regards, qui relevaient du passé. C’est quand a pu s’opérer ce découplage qu’ils commencèrent véritablement à pouvoir parler. Bien plus tard les écritures abstraites leurs auraient ouvert la voie à la pensée abstraite (j’entendais récemment Marek Halter affirmer au sujet de l’émergence des monothéismes : « sans alphabet abstrait pas de Dieu abstrait »). Autre découplage par rapport aux écritures idéographiques.
Supports des paroles écrites, avant les tablettes d’argiles, les bulles-enveloppes étaient peut-être des projections de la cavité buccale (3300 av. EC., voir Les trois écritures, langue, nombre, code, de Clarisse Herrenschmidt).
Aujourd’hui, en 2014, un nouveau diabole opère, encore embryonnaire, la séparation des mots écrits et de leurs supports, la dissolution de la page dans…, dans notre espace mental peut-être et les différents plans de conscience auxquels les codes numériques pourraient nous donner accès.
 
Depuis que la lecture est sortie du bois, elle n’a pas cessé d’avancer. En accédant à la volatilité de la parole, l’écrit (et ses pouvoirs — Cf. Histoire et pouvoirs de l’écrit, de Henri-Jean Martin) accède à de nouvelles formes d’essaimage, de pollinisation, de viralité, lesquelles, si nous nous référons à l’hypothèse Sapir-Whorf (années 1930) qui postule que : « les représentations mentales dépendent des catégories linguistiques, autrement dit que la façon dont on perçoit le monde dépend du langage » (Wikipédia), lesquelles donc vont façonner notre vision de l’univers pour les siècles à venir. "
 

lundi 19 mai 2014

L'édition numérique : un colonialisme ?

Je n'avais pas lu fin 2013 l'essai du philosophe et enseignant Roberto Casati, sous-titré : Manifeste pour continuer à lire, chez Albin Michel, l'éditeur historique de L'apparition du livre de 1958, sous les plumes de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin. Clairement, le passage du manuscrit au livre imprimé leur pose moins de problèmes à aborder, que celui de l'édition imprimée à l'édition numérique. Ce qui est logique.
Je ne l'avais pas lu car je me fie à mon instinct et à mon intuition dans le choix de mes lectures. J'ai fréquemment recours aussi à la sérendipité, attitude d'esprit que je développe en tant que chercheur en prospective du livre et de la lecture et en tant que cherchant sur des voies davantage spirituelles.
 
On me l'a prêté. Alors je l'ai lu. Mais de fait je ressens un malaise à la lecture de cet essai.
Pourquoi ?
Difficile à exprimer.
Son auteur est sans conteste possible intelligent et cette intelligence le force à une ouverture d'esprit que je ne peux que saluer. L'impression de gêne que je ressens vient peut-être seulement de son effort, qui justement me semble perceptible, palpable presque entre les lignes, par exemple dans son insistance curieuse tout au long du livre à clamer qu'il n'est pas un "luddiste". En devançant une attaque, à ma connaissance informulée à son égard, et qui en tous cas ne me serait personnellement pas venue à l'esprit, il crée le doute, la suspicion. Dès lors je relève d'étranges anomalies dans son argumentation.
 
Une pensée magique
  
Un exemple ?
Après une intéressante présentation des recherches de Dana Ballard et de son équipe, qui montrent que "lorsqu'un sujet doit reproduire une certaine configuration de blocs (par exemple, deux pyramides au-dessus de trois cubes à côté d'une sphère) en se servant de blocs dans le désordre, il préférera déplacer son regard en faisant des allers-retours [...] plutôt que de mémoriser le modèle à reproduire..." et l'évocation de ce que cela pourrait nous enseigner sur les arts de la mémoire : le fait que dans certaines situations "il soit moins coûteux pour le cerveau de consulter [...] le monde extérieur que d'élaborer une représentation interne du monde", l'utilisation du monde matériel comme "succédané de mémoire externe" économisant le recours à notre mémoire interne, la conclusion de notre auteur est, je cite : "qu'il est bon de s'entourer d'étagères bourrées de livres que nous avons déjà lus. La simple vue des livres suffit à activer notre mémoire." (page 53, c'est moi qui souligne cette dernière phrase qui me semble relever ni plus ni moins que de la pensée magique !). 
 
Je pourrais ainsi relever plusieurs raccourcis saisissants qui ne me semblent pas très honnêtes intellectuellement. Un autre exemple (page 65) : "Ce n'est pas parce qu'on aura vu une adaptation cinématographique qu'on aura lu le livre. Et ce n'est pas parce qu'on aura lu un livre de Kundera sous format numérique [...] qu'on aura pour autant vraiment lu un livre de Kundera...". Allons donc ! Cela va à l'encontre de mon expérience personnelle de lecteur : j'éprouve davantage de plaisir à lire, par exemple, L'insoutenable légèreté de l'être en version imprimée que sur une des "liseuses" dont je dispose, soit, mais, force m'est de reconnaître et de clamer que si je lis le roman sur "liseuse" je le lis bel et bien, au point, j'en ai plusieurs fois vécu l'expérience d'en oublier, pris par la lecture, les désagréments de la "liseuse" (vous remarquerez que je mets d'ailleurs le terme entre guillemets, cela n'est pas innocent). Que Milan Kundera refuse la diffusion de ses livres en formats numériques ne change rien à l'affaire en l'occurrence.
Certes, comme Roberto Casati le formule avec justesse : "La lecture est une expérience complexe ; elle ne se résume pas à avoir accès à un texte.", mais il faudrait je pense argumenter autrement cette vérité !
Cet essai sent le livre militant je trouve et en tant que chercheur indépendant je ne (me) donne pas dans le militantisme.
  
Des avantages cognitifs du rouleau de papyrus
 
Ma réponse sera la suivante... Le 04 juin 2007 j'avais écrit à la demande de Bernard de Fréminville pour le Colloque Alire-Dilicom : "Les nouveaux supports numériques du texte - Impacts sur le commerce du livre", le texte suivant qui y fut lu par Hervé Falloux :

« Vous me reconnaissez ? Non, bien sûr. Déjà à Rome je n’étais qu’un simple citoyen. Mais un citoyen amoureux des livres et des textes. J’ai toujours été persuadé que jamais les hommes ne trouveraient un moyen plus habile que le volumen pour faciliter la lecture et la diffusion du savoir. Mon nom n’est pas rentré dans l’histoire, mais j’étais d’une bonne famille et depuis mon plus jeune âge j’avais été habitué à manier délicatement des rouleaux de papyrus.
J’ai toujours pensé que le rouleau-livre était la forme ultime : la forme la plus parfaite pour le lecteur. Ce support s’imposait naturellement comme le véhicule de la pensée hellénistique et les plus grands textes littéraires romains y trouvaient leur juste place. Le papyrus, que nous importions alors d’Égypte était une matière noble, les Grecs la nommaient biblyos, et son assemblage en rouleau relevait d’un artisanat hautement qualifié.
Les tablettes réinscriptibles, enduites de cire, ne convenaient que pour les comptes ou la correspondance, mais, l’acte de lire exigeait assurément un support plus noble et plus pratique.
Car à Rome, la lecture n’était pas un acte anodin. Pour lire un livre il fallait prendre un rouleau dans la main droite, puis, il fallait le dérouler lentement de la main gauche, au rythme de sa lecture, puis, enrouler de nouveau graduellement la portion du texte lu, et ainsi le lecteur progressait, porté par une lecture en continu du texte qui se déroulait sous ses yeux comme une mélopée se serait développée à ses oreilles.
Son corps et toute son attention de lecteur étaient sans cesse sollicités. Il ne nous était guère possible de lire et d’écrire en même temps, de lire et de laisser notre esprit divaguer. Pour confronter différentes parties d’un même rouleau, ou bien des textes inscrits sur différents rouleaux, il nous fallait faire appel à notre mémoire. Il nous fallait être patients et attentifs, tout entiers dans l’acte de lecture. Lire, pour nous Romains, c’était comme naviguer sur un fleuve.
Le feuilletage, que quelques-uns appelaient alors de leurs vœux, aurait fait des lecteurs des visiteurs hagards et pressés, ballottés par des flots de textes saccadés sur des embarcations éphémères. Cette lecture fragmentée aurait été hautement nuisible à la perception globale des œuvres et à leur mémorisation. Avec les pages, la capacité de texte aurait été beaucoup trop grande pour un lecteur honnête. Tourner à toute allure des pages d’une seule main, est-ce seulement pensable ?
Leur fameux codex aurait nécessité une reliure solide qui aurait alourdi le livre, il serait devenu moins maniable, et puis leur parchemin aurait été un support ô combien plus onéreux que le papyrus et dont la production aurait remise en cause tout le commerce et l’artisanat du livre-rouleau.
Facilement transportables dans des écrins cylindriques richement ornés, facilement ordonnés à plat dans des casiers fixés aux murs, les volumens avaient une suprématie indéniable face à l’avenir toujours incertain. Changer de support n’est guère une saine tentation pour un citoyen honnête. Oui, je suis heureux d’être mort avec cette certitude, et avec dans les bras un volumen, symbole de savoir et d’autorité. »
 
Telle est donc, en toute sympathie, ma réponse à monsieur Casati ;-)

samedi 17 mai 2014

Edition numérique francophone indépendante : un soufflé qui retombe ?


J'ai actualisé une nouvelle fois la liste des éditeurs numériques francophones.
Une trentaine en avril 2011, cent soixante référencés à ce jour de mai 2014 et, ce que je constate à mon niveau : un fort ralentissement dans le nombre de nouveaux entrants.
 

Au moins quatre causes à cela :
  
- Le peu d'aide au lancement et au développement de telles structures innovantes dans un secteur culturel dont la préoccupation principale est de prolonger le présent le plus longtemps possible...
- Des nouveaux dispositifs de lecture mal conçus en termes de pensée design et d'ergonomie...
- La puissance commerciale et financière léonine des industries culturelles qui accaparent et orientent le marché grand public à leur bénéfice et au détriment des acteurs indépendants...
- Le recours massif des auteurs putatifs à des prestataires de services et le développement du nombre d'auteurs-éditeurs qui ne recourent plus à l'édition qu'elle soit imprimée ou numérique...
Il faut y ajouter au moins je pense la somme des incertitudes actuelles sur ce qui sortira à terme comme nouvelle(s) forme(s) de narration du creuset des nouveaux dispositifs et des nouvelles pratiques de lecture.
L'avenir s'annonce donc passionnant !

vendredi 9 mai 2014

La prospective stratégique en action

C'est avec un réel intérêt que j'ai lu ces dernières semaines l'ouvrage collectif : La prospective stratégique en action, sous la direction de Philippe Durance et paru en février dernier aux éditions Odile Jacob.
Plus d'une vingtaine de spécialistes reconnus interviennent dans ce livre qui : " À l’occasion du passage de témoin entre les chaires de prospective stratégique et de développement durable au sein du Conservatoire national des arts et métiers, [...] poursuit quatre objectifs : faire le bilan de quarante ans de pratique de prospective, approfondir certains fondements, montrer l’actualité des méthodes et esquisser quelques pistes pour l’avenir. " (plus d'informations sur ce livre ici...).
Avec, entre autres, les signatures de Régine Monti, Michel Godet bien sûr - titulaire de la chaire de prospective stratégique au Cnam, Marc Mousli, Philippe Durance - titulaire de la chaire de Prospective et Développement durable, Cnam...) c'est là un ouvrage de référence pour qui voudrait saisir, à la fois l'histoire, la vivacité et le rayonnement de l'école française de prospective, qui se définit comme : une indiscipline intellectuelle. Une définition qui m'enchante et me convient parfaitement :-)
 
Bilan et perspectives pour la prospective... du livre
 
A l'invitation de quelques-uns des auteurs de ce livre écrit pour "penser et agir autrement", j'aurai le grand plaisir de participer le mercredi 14 mai 2014 à 19H00 à un Café de la prospective consacré à la présentation de la prospective du livre de la lecture et de l'édition.
Une belle occasion d'expliciter ma propre "indiscipline intellectuelle", le parcours d'autodidacte qui m'a conduit à définir et promouvoir une approche personnelle de la prospective appliquée aux changements des supports et des pratiques de lecture, une occasion aussi de préciser mes méthodes de travail et de veille stratégique, de faire le point sur les freins et les obstacles que je rencontre, mais aussi de tracer des perspectives d'avenir, d'évoquer comment pourraient évoluer le livre et son marché, et la prospective du livre également, et surtout enfin, l'occasion d'échanger et de discuter avec des professionnels et des passionnés de prospective, et, je n'en doute pas, du livre et de la lecture.

mardi 6 mai 2014

Projet de Manifeste pour un Ecosystème du Livre Equitable

 
En tant que lecteur et chercheur indépendant en prospective du livre, je suis contre les DRM et pour ce projet d'un Manifeste pour un écosystème du livre équitable, auquel j'ai réfléchi en compagnie d'Alexandre Girardot (éditeur chez Long Shu Publishing et auteur), Ayerdhal (auteur), Sara Doke (auteur et traductrice), Colette Vlérick (auteur, traductrice et directrice littéraire chez Long Shu Publishing) et Isabelle Marin (éditrice chez Les Netscripteurs).
Ce texte, que je vous invite à commenter et à soutenir, est en parfait accord avec les 14 nouveaux droits fondamentaux des lecteurs au 21e siècle sur lesquels je travaille depuis avril 2013.