samedi 4 mars 2017

Edition Numérique - Etat des Lieux

Pour la première actualisation 2017 de la liste des éditeurs numériques francophones (à consulter librement en suivant ce lien) s'est imposé le besoin de faire un point critique sur l'édition numérique francophone

Force est de constater, en effet, que depuis la création de cette liste en avril 2011, et même depuis la parution en 2007 de mon livre Gutenberg 2.0 le futur du livre, l'édition numérique stagne
On me le fait souvent remarquer avec un sourire moqueur, certains confondant avec un plaisir niais "prospective" avec "numérique", voire avec "informatique" ;-( 

Quelques constats...

- Depuis le lancement de cette liste, 24 éditeurs ont "mis la clef sous la porte", comme l'on dit familièrement. Mais, régulièrement, de nouveaux se lancent. Ils étaient une trentaine au départ, ils sont aujourd'hui presque 180, et cette liste n'est sans doute pas exhaustive.
- De plus en plus parmi eux proposent l'impression à la demande, souvent en partenariat avec... Hachette ;-)
- Le lectorat traditionnel suit peu. Ou alors il emprunte des voies détournées (?), soit, en téléchargeant gratuitement des titres du domaine public - plusieurs sites permettant en toute légalité d'accéder à de très nombreux classiques de la littérature, soit, en devenant parfois pirate.
- Par ailleurs, il est encore trop tôt pour que de nouvelles générations de lecteurs, natives du numérique, et ayant fait leur apprentissage de la lecture en partie au moins sur des supports numériques, soient en mesure d'influer sur le marché du livre.
- L'édition numérique jeunesse reste toujours le secteur le plus créatif et elle joue certainement un rôle important qui ne se révélera qu'à moyen terme, lorsque ses jeunes lecteurs seront devenus grands ;-)

Pourquoi cette stagnation


- Les changements dans les pratiques de lecture et les remplacements d'une filière de production par une autre sont toujours lents. Le passage des tablettes d'argile aux rouleaux de papyrus ne s'est pas fait en un jour. Passer du papyrus au parchemin, puis du parchemin au papier, a impliqué des crises et a pris du temps... La plupart des historiens du livre sont d'accord pour considérer que les rouleaux et les codex (livres sous la forme de pages reliées tels que nous les connaissons) ont co-existés pendant au moins un siècle. 
- La notion d'e-incunables que j'expose dans mes conférences reste pertinente, même si elle n'est pas suffisante pour tout expliquer.
- Il y a un travail d'influence plus ou moins souterrain, en tout cas puissant et soutenu, des acteurs économiques en place, c'est-à-dire ceux du livre imprimé. Ces actions sont légitimes dans le sens où, au-delà du premier niveau des intérêts financiers de leurs actionnaires et des quelques héritiers de quelques groupes, elles visent aussi à assurer la pérennité d'un nombre important d'emplois, ainsi que des valeurs liées à la tradition de l'imprimé. 
Toute la chaine de fabrication du livre imprimé, et notamment les papetiers et les imprimeurs, est ainsi très impliquée dans la défense du support papier et la complémentarité imprimé / numérique, qui globalement séduit aussi les lecteurs. 
- L'absence d'un format standard qui apparaisse vraiment pérenne. Les incertitudes toujours liées au format standard ePUB, aux possibles évolutions de l’International Digital Publishing Forum et du W3C, des législations sur les taxes, les droits de prêts, etc., nuisent à toute visibilité à moyen terme. 
- Les changements générationnels, nous les avons déjà précédemment évoqués, sont lents. Les propriétaires et les actionnaires des grands groupes liés à l'interprofession du livre ne sont pas natifs du numérique, de même pour beaucoup de formateurs et de recruteurs. 
- Les fameuses "liseuses" ont déçu. Elles n'ont pas trouvé leur marché face au déploiement des tablettes et des smartphones.  
- A noter aussi qu'il y a encore peu de communication sur les évolutions technologiques du papier en tant que tel (encres électro conductrices, fusion écran-papier, etc.).

Ma vision de l'avenir ?

- Les hommes ne changeront pas de sitôt. 
L'argent est leur principale, sinon unique, véritable préoccupation, car il leur donne le pouvoir, et parfois, même si c'est le plus souvent de manière très indirecte, un pouvoir de vie et de mort.
Leur sexualité et leur besoin de se compter et d'apparaitre au rang des "gentils" arrivent après.
- Le marché du livre (les supports et les dispositifs) a toujours primé, prime et primera donc probablement toujours, sur la lecture et ses potentialités, qui seraient pourtant à développer pour augmenter l'indépendance d'esprit des lecteurs, et donc des citoyens
Ce qui est prioritaire pour beaucoup ce ne sont pas les enjeux de la lecture, c'est juste de vendre le maximum de livres
- Le fait est, d'après ce que je constate souvent, qu'il n'y a pas plus de lecteurs dans l'interprofession du livre que dans les autres secteurs professionnels. Peut-être même y en aurait-il moins.
Les lecteurs sont donc considérés comme de simples consommateurs comme les autres, ce ne sont que des acheteurs de livres.
Que ce soit parmi les papetiers, les imprimeurs ou les start-upeurs de l'édition numérique, peu, d'après ce que j'observe, sont des lecteurs passionnés.
Même les évolutions du support papier s'orientent surtout vers le marché du packaging, alors, évidemment, les questions essentielles d'empowerment, de capacitation des lecteurs  n'intéresseront aucunement demain les détenteurs de quelques pouvoirs que ce soit :-( 
 
- Des tablettes d'argile aux tablettes multimédia connectées nous avons finalement assez peu progressé sur la connaissance de l'essentiel. Nous avons toujours orienté tous nos efforts sur le perfectionnement des supports et des dispositifs matériels d'écriture-lecture.
Certes ! il est plus facile de toujours projeter nos désirs d'évolution sur le monde matériel extérieur. Mais aujourd'hui, si nous voulons progresser, il nous faut comprendre comment nous fonctionnons en tant que lecteurs, et comment nos capacités cérébrales et cognitives influent sur notre lecture du monde et la limitent. 
C'est sur nous-mêmes et sur le développement de nos propres capacités de lecture que nous devons travailler, pas uniquement sur des objets extérieurs. 

En résumé... 
La situation actuelle va probablement perdurer aussi longtemps que cela sera possible, mais progressivement nous allons nonobstant, au cours de ces prochaines années, assister au divorce de la lecture d'avec les pouvoirs symboliques de l'écrit. Nous allons de plus en plus lire, c'est-à-dire décoder, d'autres choses que de l'écrit. 
Avec le transmédia ce seront les œuvres, quand œuvre il y aura, qui feront livres, et un jour viendra inévitablement où les livres ne seront plus forcément imprimés sur du papier. Désolé. 
Si nous sommes à l'écoute des signaux faibles, plusieurs d'entre eux laisseraient penser à une possible convergence, à la fois, de nouvelles formes de narrations, et, d'une possible autonomisation des lecteurs de plus en plus sensibles aux métalepses et aux possibilités d'accès à des mondes fictifs (VR, IA...). 
Des exemples de signaux faibles qui iraient dans ce sens ? Entre autres, la pratique des mixes et les passerelles entre littérature et arts numériques. 
 
La photo qui illustre ? 
Elle peut s'interpréter de diverses manières à la lecture de ce post. 
Mais elle nous rappelle surtout que, sur toute la surface de la Terre et depuis toujours, nous cherchons à créer des simulacres de la réalité. 
En Occident, le peintre grec Zeuxis (-464) entra dans la légende pour avoir peint des grappes de raisins tellement réalistes que les oiseaux venaient les becqueter
En Orient, le peintre chinois Zhang Sengyou (vers 490) refusa de donner des yeux aux dragons qu'il avait peints. Le jour où, sous la pression de son entourage, il le fit sur deux d'entre eux, ces dragons prirent vie.

En conclusion... 
Je ne pense pas que les enjeux essentiels soient au niveau des supports et des dispositifs de lecture. Je pense qu'ils sont au niveau des stratégies narratives et de comment les capacités de lecture de notre espèce animale vont évoluer. 
Un jour les gens vont devoir se battre, sur un plan ou un autre, pour pouvoir se faire de leur propre vie un récit qui soit digne d'eux (cela est peut-être même déjà arrivé dans le passé).

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