lundi 12 mars 2012

10 semaines de réflexions sur les mutations du livre et de la lecture...

Depuis le 08 janvier 2012 je développe une chronique hebdomadaire dans laquelle j'essaye d'articuler les évènements des semaines écoulées avec les problématiques de la prospective du livre et de la lecture.
Pour celles et ceux que cet effort intéresserait, qui auraient "raté un épisode" ou souhaiteraient une vue d'ensemble des chroniques à ce jour, le "sommaire" ci-après les conduira vers les différents posts : 
  
Les droits des lecteurs menacés
Les droits des auteurs toujours bafoués
La partie immergée de l’iceberg
Semaine 05/52 : d’une possible trans-littérature dans le récit transmédia
Un monde en développement…
Nous sommes le Livre
Semaine 06/52 : Le Livre Absolu
Avatars de chair et Livres de pierre
Du lecteur au personnage sur la scène du monde
Saint-Germain-des-Prés en état de siège ?
Pendant ce temps l’histoire s’écrit…
Et si le hasard n’existait pas ?
Semaine 08/52 : Je est une bibliothèque
Le volume, ce ferment…
Je suis un bipède, un (dé)lire sur pattes
Les grands cimetières sous les livres…
Semaine 09/52 : De la diffusion à l’infusion
Psychogéographie et ubiquité
Comment qualifier cette naissance à la noospshère ?
Un prodige agissant. Une seconde Renaissance ?
Semaine 10/52 : Primauté des articulations
Une semaine "sérendipitielle" de remise en questions
Des phrases qui articuleraient notre présence au monde
   

dimanche 11 mars 2012

Semaine 10/52 : Primauté des articulations

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 10/52.
  
Devant l’écran blanc de mon traitement de texte je me suis senti un instant désemparé à l’idée de devoir, une nouvelle fois, la dixième déjà, articuler l’actualité de la semaine aux problématiques essentielles du devenir du livre et de la lecture.
Qui cela intéresse-t-il ?
Je me suis demandé si j’avais bien fait de me lancer dans cette entreprise, cette forme de chronique hebdomadaire.
 
Le milieu de l’édition est dur sous ses apparences mondaines. L’édition numérique (dont je ne m’occupe pas ! mais, faisant de la prospective du livre je suis, de fait, confronté au passage de l’édition imprimée à l’édition numérique ; nous serions en 1455 que je prendrais forcément acte du passage de l’édition manuscrite à l’édition imprimée, mais… nous sommes en 2012), l’édition numérique donc est ressentie par le milieu dur de l’édition comme un kyste.
   
Les interventions récentes du linguiste Claude Hagège et du philosophe Heinz Wismann, dans le cadre du séminaire du 05 février 2012 : Comment lirons-nous demain ? de La Règle du Jeu, celles d’Erik Orsenna, pour la sortie cette semaine de son "Petit précis de mondialisation III" : Sur la route du papier (éditions Stock), témoignent de l’ouverture d’esprit de quelques-uns qui ont l’intelligence de dépasser les préjugés.
« J'ai la conviction, dit Erik Orsenna, que notre cerveau va changer. Cette instantanéité permanente va nous changer. ». Peut-être… (Lire les semainiers précédents ;-) 
  
Une semaine "sérendipitielle" de remise en questions
  
La sérendipité serait aujourd’hui davantage à l’œuvre avec les outils de communication dont nous disposerions. J’emploie prudemment le conditionnel et vous me pardonnerez, si vous le trouvez joli, ce néologisme de "sérendipitiel" qui signe une maladroite tentative de qualification de la semaine écoulée.
 
J’ai été sensible, en effet, aux idées exposées par Anaïs Saint-Jude, fondatrice et responsable du programme Biblio Tech de la bibliothèque de Stanford, pour laquelle : « La surcharge d’information fait partie de la condition humaine ».
Dans Lift12 : Notre surcharge informationnelle en perspective, Hubert Guillaud résume le point de vue développé par Anaïs Saint-Jude : « La surcharge informationnelle ne date pas d’aujourd’hui, rappelle la chercheuse. Ce sentiment de dépassement, de surcharge en fait se retrouve à toutes les époques de l’humanité, de la Grèce Antique à aujourd’hui. Chaque époque la ressent comme quelque chose de nouveau, comme quelque chose de particulier à son époque. ».
 
Oui. Remettre dans une perspective historique ce qui nous apparaît comme violemment nouveau est primordial.
Je le fais. C’est ce que j’appelle précisément : la dimension transhistorique de la prospective du livre.
Mais je ne le fais pas suffisamment, pas avec assez de rigueur semble-t-il. 
 
Une question cruciale se pose à moi : quelle est la part d’ethnocentrisme dans mes recherches en prospective du livre ?
(Outre que je me fonde presque uniquement sur la culture européenne occidentale, ce qui est déjà gravement disqualifiant, j’adopte aussi spontanément des points de vue et des perspectives "d’homme moderne", entre guillemets, abusant sans doute de préjugés sur nos frères de l’Antiquité, par exemple, et sur les animaux - dont nous sommes, et qui ont eux aussi leurs langages et certainement leurs propres lectures du monde commun qui nous environne…)
  
A cette question, à laquelle les réponses que je peux apporter disqualifient donc mon travail, s’ajoute celle-ci, qui fera la joie de certains je le sais, qui fera grimacer de plaisir les méprisants : quelle est la part d’égocentrisme dans ma posture de prospectiviste du livre ? 
  
C’est pourtant en toute modestie que je sacrifie depuis des années à cette recherche.
Chaque semaine m’apporte plus à découvrir et à étudier qu’un homme seul pourrait le faire tout au long de sa vie.
Ces derniers jours ont attiré mon attention sur Le livre à venir de Maurice Blanchot et sa réflexion sur le rapport lecture ó écriture ; sur La lisibilité du monde de Hans Blumenberg  ; sur la mémétique et ses rapports possibles avec ce que j’expérimente et ce que je vis presque quotidiennement sur le web 3D.
 
J’ai aussi réalisé avec horreur que j’avais pratiquement tout oublié du Phénomène humain de Pierre Teilhard de Chardin, que j’avais lu avec attention me semblait-il, il y a une vingtaine d’années, et dont l’idée de noosphère s’impose alors que nous manions les concepts de réalités augmentées, d’internet des objets, d’intelligence ambiante, etc. 
 
Des phrases qui articuleraient notre présence au monde
  
« Il n’y a pas de fin dans l’histoire des signes. » (Clarisse Herrenschmidt)
 
« Notre terre n’est qu’une immense bibliothèque quantique de toutes nos vies informationnelles. » (Anne Astier)
  
C’est en écoutant Heinz Wismann que l’articulation s’est opérée en mon esprit, entre les difficultés auxquelles je me heurte pour progresser dans ma démarche en prospective du livre et cette primauté des articulations, physiques ou conceptuelles, pour avancer et nommer. 
 
Je l’exprimais hier, samedi 10 mars, lors d’un duplex avec le Festival Vidéo Formes de Clermont-Ferrand : « En accédant à la bipédie et en se mettant en marche il y aurait sept millions d'années, nos ancêtres ont accédé au langage articulé. » (Voir : L'écrit ? Une porte entre le "réel" et le "virtuel"...). 
A l’articulation complexe de la marche humaine fait écho l’articulation du langage.
Les articulations et les postures (positions du corps qu’elles rendent possibles) sont à l’œuvre, tant dans l’activité manuelle de l’écriture (même assistée par ordinateur), que dans les pratiques de lecture.
On ne lisait pas un rouleau dans la même posture que nous lisons un livre relié, c’est-à-dire dans lequel des cahiers de pages sont entre eux… articulés.
On lisait nécessairement me semble-t-il les rouleaux debout, d’où aussi, en partie, la lecture à haute voix… Et cetera. Il faudrait aussi que je relise Petits traités I, de Pascal Quignard pour mieux argumenter sur ces aspects.
Dommage que Marcel Mauss n’aborde pas cet exemple dans son étude Les techniques du corps, et que les histoires de la lecture en fassent peu de cas.
 
Si j’essaye de rejouer la séquence de l’articulation de mes idées en écoutant Heinz Wismann, le processus s’est enclenché alors qu’il pointait la différence générationnelle entre ceux qui utilisent spontanément leur index pour taper sur leurs écrans tactiles, ou écrire des SMS sur leurs téléphones portables, d’avec ceux qui, avec une dextérité qui peut sembler incroyable, utilisent leur pouce. La fameuse "génération [mutante] petite poucette" de Michel Serres.
  
C’est avec leur index que les enfants de Gutenberg ont suivi les lignes imprimées pour déchiffrer patiemment les signes qui racontent des histoires.
Celle de la scriptio continua est au centre de l’articulation des mots et des idées. Il y aurait là beaucoup à dire ! 
  
Nous mettons naturellement en place de nouvelles stratégies d’appropriation. Rien de surhumain en fin de compte. Anaïs Saint-Jude serait certainement d’accord avec moi pour dire que nos ancêtres qui sont passés des tablettes d’argile aux rouleaux de papyrus ont été confrontés à des difficultés comparables aux nôtres.
  
Il faudrait aussi envisager le fait qu’en passant de la tridimensionnalité du volume relié à la bidimensionnalité de la tablette de lecture plate (la plus plate possible, c’est un puissant argument marketing), quelque chose se joue, en lien avec la page, en lien donc avec la surface cultivée parcourable d’un seul regard. Avec l’évolution du sens de l’écriture (boustrophédon…) et donc de la marche de la lecture (là encore le risque d’ethnocentrisme).
 
Il faudrait tant et tant de choses pour mettre de l’ordre dans le chaos, pour saisir ce qui peut se désarticuler si l’on passe à des structures narratives délinéarisées, et du coup plus immersives et véritablement interactives ; pour articuler mes idées autour de ces questions et pour articuler entre eux les éléments de réponses que je peux glaner dans le champ de la prospective, pour répondre à cette simple question : existera-t-il un au-delà du livre ?
 

L'écrit ? Une porte entre le "réel" et le "virtuel"...

J'ai eu hier après-midi le plaisir d'intervenir en duplex depuis l'incubateur web 3D MétaLectures en conclusion (en compagnie d'Hugues Aubin, alias Hugobiwan Zolnir) de la table ronde du Festival Vidéo Formes : Monde "augmenté", réel virtuel. Quels liens entre le monde "réel" et le monde "virtuel" ?, au cours de laquelle intervenait Anne Astier (Livre quantique & Technologies quantiques).
  
Retranscription...
  
Ci-dessous la retranscription de mon intervention : 

"L'écrit, de par cette activité humaine singulière qu'il engendre et qui est la lecture, l'écrit a toujours été une sorte de "porte de communication" entre le monde "réel" et le monde "virtuel".
En entendant bien "réel" et "virtuel" entre guillemets, comme dans l'énoncé de votre table ronde.
Nous qualifions couramment de "réel" ce que nous percevons avec nos cinq sens physiques, lesquels sont en fait limités à la réception de certaines fréquences d'ondes.
Quant à ce que nous qualifions de "virtuel", nous l'interprétons généralement comme s'il s'agissait du contraire de "réel". C'est une erreur. Le contraire de "réel" c'est "irréel", ce n'est pas "virtuel".
Virtuel, signifie qui existe en puissance, qui existe potentiellement, c'est du domaine du possible.
Chaque nuit nous l'expérimentons dans nos rêves : il y a différents niveaux de conscience, autres que l'état de veille.
 
En fait, je pense que cette passerelle entre monde "réel" et monde "virtuel", cette porte a été ouverte par les tous premiers hominidés qui se sont mis en marche.
En accédant à la bipédie et en se mettant en marche il y aurait sept millions d'années, nos ancêtres ont accédé au langage articulé.
Ils ont pu désigner, nommer ce qui les environnait, et aussi "se raconter des histoires", dans tous les sens de l'expression, si je puis dire.
Ils ont inventé les écritures et c'est alors que l'histoire du livre a commencé.
C'est une erreur de limiter l'histoire du livre à celle des volumes reliés de feuilles de papier imprimées. C'est se mettre des oeillères.
 
Aujourd'hui, depuis l'été 1971, nous vivons une nouvelle étape importante de cette histoire du livre et de la lecture : le passage de l'édition imprimée à l'édition numérique.
Cette mutation s'exprime à plusieurs niveaux, notamment celui des dispositifs de lecture, celui des pratiques de lecture, mais aussi au niveau des formes dans lesquels ce qui est à lire se donne, se propose à la lecture...
Le fait qu'un texte imprimé ne soit pas hypertextuel, le fait que le papier ne soit pas réinscriptible, communicant et connecté, est aujourd'hui handicapant en quelque sorte.
Mais, cela dit, d'une part, parallèlement aux écrans et aux technologies d'affichage en général, le papier évolue lui aussi (avec la technologie de l'encre et du papier électroniques).
D'autre part, en se libérant de la page imprimée le texte pourrait libérer les imaginaires des auteurs et des lecteurs et accéder à de nouvelles formes d'expression nous facilitant le passage par cette porte.
 
C'est dans cette perspective que j'ai créé l'incubateur MétaLectures sur Francogrid en janvier dernier : pour servir d'espace de réflexion et d'exploration autour des possibilités nouvelles d'expression autour du livre et de la lecture dans des espaces dits virtuels.
Nous y avons déjà accueilli Anne Astier, sur le thème "De la narration linéaire à la narration multidimensionnelle : introduction au livre quantique", Yann Minh est intervenu  sur le sujet "Avatars & personnages de romans", le 30 mars Vincent Mignerot y donnera une conférence intitulée : "Sensibilité augmentée : des rapports entre les synesthésie et la lecture".
"Sensibilité augmentée" est une expression d'Anne Astier. Elle exprime bien je trouve le potentiel qu'il y a à conjuguer "réel" et "virtuel", au lieu de les opposer stérilement.
En vérité je pense qu'il n'y a pas deux mondes ou je ne sais combien de mondes : il y a un seul et unique monde, mais nous n'en percevons, nous n'en lisons qu'une partie."
  

samedi 10 mars 2012

L'auteur et son personnage, le cas Yann Minh

Hier soir l'artiste multimédia et auteur Yann Minh a donné une conférence exceptionnelle devant un public d'internautes avatarisés dans l'auditorium virtuel de l'incubateur web 3D MétaLectures sur Francogrid.
Yann Minh est l'auteur de Thanatos - Les Récifs, roman culte de la SF francophone, édité en 1997 aux éditions Florent Massot (version numérique aujourd'hui librement téléchargeable sur FeedBooks).
Yann, intervenant hier soir sur MétaLectures sur le thème : Avatars et personnages de romans, nous a relaté son expérience d'auteur et comment son personnage féminin, Dyl, avait un temps trouvé une vie autonome et une sociabilité originale dans l'environnement de Second Life.
   
Une intervention passionnante qui a véritablement captivé un auditoire attentif et qui avait beaucoup de questions ensuite ! Parmi les nombreuses perspectives ouvertes par Yann, je citerais : le rapport entre "cyborgs de pixels" et "avatars biologiques" avec leur sociabilité spécifique au sein du "monde virtuel" ; l'idée "d'entités informationnelles se comportant comme des êtres vivants" ; les références à Pirandello (Six personnages en quête d'auteur) ; à Teilhard de Chardin (Le Phénomène humain) ; des références au "Fantôme de Philip", à la mémétique, SIVA (Système Intelligent Vivant et Agissant), etc. ;-)
Impossible de résumer : si cela vous intéresse il fallait venir ;-) Cela dit un diaporama et la vidéo de la soirée sont en ligne sur le blog compagnon de MétaLectures.
  
Yann Minh présente ses "Contes de la Noosphère" tous les mercredis du mois de mars à 19H30 sur la web radio de Silicon Maniacs (voir ici) et interviendra le vendredi 23 mars 2012 à La Gaité Lyrique (Paris) sur le thème : Le corps en 2062...

Avatar de l'auteur Yann Minh

L'auteur avatarisé et son personnage
interviennent dans la même conférence...

jeudi 8 mars 2012

80 éditeurs numériques francophones...

Nouvelle actualisation de la Liste des Editeurs Pure-Players Francophones (il n'y en avait pas eue depuis début janvier).
79 entreprises d'édition numériques sont répertoriées dans cette liste (Nom - Genre - Pays - Lien url).
Qui sera le 80ème ?

mercredi 7 mars 2012

Les (r)évolutions du monde des bibliothèques

J'aurai le plaisir de participer le jeudi 05 avril 2012 à la journée d'étude organisée par Bibdoc37, réseau départemental d'Indre-et-Loire ouvert aux professionnels des bibliothèques, services d’archives et centres de documentation du secteur public et privé, consacrée au thème : Les (r)évolutions du monde des bibliothèques : entre pragmatisme et utopie.
  
  
Pour ma part j'interviendrai en fin de journée pour une conférence sur le sujet : Impacts des livres numériques sur les bibliothèques, puis en clôture en équipe avec Thomas Chaimbault (responsable de la formation des bibliothécaires d’État à l’Enssib), pour une conclusion prospective : Les bibliothèques en 2042 ;-)

dimanche 4 mars 2012

Semaine 09/52 : De la diffusion à l'infusion

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 09/52. 
  
Les technologies de la communication engendrent un environnement pervasif dans lequel nous baignons. Nous sommes immergés dans cet environnement pervasif, submergés par les données, comme par l’air que nous respirons, sans toutefois nous y sentir encore comme des poissons dans l’eau. Car il s’agit en effet d’un changement d’atmosphère, d’une sorte de naissance avec le passage du liquide amniotique à l’air ambiant du monde extérieur, d’un nouveau monde à conquérir.
« Un environnement pervasif (ou environnement ubiquitaire) correspond à un fonctionnement global de la communication où une informatique diffuse permet à des objets communicants de se reconnaitre entre eux et de se localiser automatiquement » (source Wikipédia).
 
Je pense que les dispositifs de lecture à venir relèveront ainsi de l’expérience du "sixième sens" développée au MIT (là où se développa notamment l’e-paper). 
  
Je poursuis donc cette semaine mes réflexions des semaines écoulées.
Avec un certain étonnement je constate qu’il n’y a pas véritablement eu pour moi d’éléments marquants cette semaine.
Cette absence de fait marquant, dans une semaine surchargée et débordante d’informations et de polémiques, est, en soi, un fait marquant. 
  
Psychogéographie et ubiquité
  
L’ubiquité, cette faculté d’essence divine de pouvoir être, au même moment, présent en plusieurs lieux, et que nous commençons, nous autres humains, à pouvoir expérimenter, l’ubiquité interroge (je l’ai évoqué les semaines passées) notre rapport à l’espace (et donc aux livres).
 
J’ai découvert par sérendipité cette semaine le concept de psychogéographie. Je pense qu’il pourrait peut-être éclairer de manière originale les effets de l’exploration des territoires digitaux sur les capacités cognitives et la sociabilité des internautes.
En 1955 Guy Debord avait défini ainsi son concept de psychogéographie, comme se proposant d’être : « l'étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. ».
Versant histoire du livre, ces concepts d’ubiquité et de psychogéographie pourraient-ils trouver une perspective dans les réflexions que j’ai précédemment amorcées ?
Par exemple, ce que Yann Minh écrivait dans MCD #59 de l’été 2010 (Musiques & Cultures Digitales), au sujet de l’influence, de l’interpénétration, de l’intrusion des personnages dans le monde prétendument "réel", car perçu avec nos sens physiques et interprété avec notre cerveau. Cette interpénétration, cette intrusion sont en train de se réaliser et seront généralisées d’ici quelques années avec l’avènement d’un univers (uni-vers) ubiquitaire.
« Pendant l’écriture de mon roman Thanatos, Les Récifs, j’ai, écrit Yann Minh, "invoqué" dans mon esprit les héros de ma dramaturgie qui ont acquis ainsi une forme d’existence "noosphérique" plus intense. Par le biais de leur "mise en scène" dans le roman, cette "existence immatérielle" a été partagée par plusieurs milliers de lecteurs, générant par-là une ébauche "d’existence sociale" virtuelle. Les auteurs de fiction connaissent ce phénomène décrit par Pirandello qui s’est retrouvé, selon ses propres écrits, hanté par ses fameux six personnages en quête d’auteur.
Ainsi, beaucoup de héros de romans, de théâtre, de textes anciens, de cinéma - Don Quichotte, Les Trois Mousquetaires, Moïse, Sherlock Holmes, Spock, Buffy, Ripley, Don Juan, Marilyn Monroe, etc., etc. - ont acquis avec le temps cette relative forme d’existence et d’autonomie informationnelle : une noo-sociabilité.
Grâce aux mondes persistants qui permettent une interaction en temps réel, comme un acteur qui jouerait un "personnage" au quotidien, j’ai expérimenté le fait "d’invoquer" Dyl, l’héroïne de mon roman, que j’ai "incarnée" pendant deux ans dans le cyberespace, (Myspace, blog, Second Life) afin d’enrichir ma cosmogonie des Récifs par une propagation transmedia de mes héros de fiction. » (Lire l’intégralité du texte en suivant ce lien et se reporter à la conférence que donnera sur ce thème Yann Minh ce vendredi 09 mars sur l’incubateur 3D MétaLectures…).
Rappelons que pour Teilhard de Chardin la "noosphère" désigne la « sphère de la pensée humaine ». Cela m’apparaît proche de cet environnement pervasif généré par les technologies de la communication, et de ce que j’ai appelé ailleurs la "bibliosphère". 
  
Comment qualifier cette naissance à la noospshère ?
  
Nous pourrions dire que c’est un phénomène.
Car il s’agit bien d’un ensemble de faits convergents, constatés, observables et observés, et susceptibles d’études scientifiques.
Ce que nous vivons, et qui va bien au-delà du seul passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, est donc un phénomène.
 
Ce phénomène s’inscrit sur un temps bien plus long que celui des bavardages stériles de nombre de blogs et des réseaux sociaux. Aussi ces derniers ne peuvent-ils en rendre compte.
Le phénomène dépasse la France, la francophonie, et même les États-Unis.
Il est mondial.
Les enjeux sont civilisationnels.
Ils semblent s’exprimer dans la convergence des médias et l’invasion des robots lecteurs. 
  
Les robots lecteurs sont déjà parmi nous en nombre. Omniprésents. Nous n’en avons pratiquement pas conscience, simplement parce qu’ils ne se présentent pas à nous sous des formes humanoïdes. Mais, que sont, par exemple, les moteurs de recherche, sinon des systèmes robotiques de lecture du web ? 
  
Expansion de l’environnement (ce qui nous environne) pervasif ; influence ; interpénétration ; intrusion ; ubiquité… Des experts de la théorie de la singularité technologique prédisent le point de bascule vers l’an 2030 (dans 18 ans).
Ces perspectives incitent à relativiser le chaos quotidien.
  
Il est alors grandement déplorable que la parole soit confisquée, comme elle l’est, par les discours corporatistes, de part et d’autre, par la propagande des lobbies et la désinformation des professionnels du marketing, mais aussi, par le bavardage incessant de beaucoup qui parlent haut et fort d’une édition qualifiée de numérique, alors qu’ils n’ont en vérité aucune vision structurée et structurante, ni du passé ni du devenir du livre. 
  
Certes, des événements factuels, sont symptomatiques, expriment la crise de croissance et de confiance que nous traversons.
Ils doivent être entendus et pris en considération.
 
Je pense ici aux actions légitimes conduites depuis quelques semaines par le collectif Le droit du serf autour de l’auteur de science-fiction et de thriller Ayerdhal (« Collectif de réflexion et d'action créé en octobre 2000 pour faire respecter le droit des auteurs à jouir décemment de leurs œuvres, réactivé fin 2009 pour faire valoir ce droit dans la commercialisation numérique de leurs ouvrages. ») qui mobilise avec vigueur contre une proposition de loi dite "des livres indisponibles", laquelle permettrait l'exploitation numérique de tout livre publié en France avant la date du 1er janvier 2001 et qui ne serait plus l'objet d'une diffusion commerciale par un éditeur. 
  
Des idées passagères mériteraient davantage notre attention aussi.
Dans l’élan de son conflit avec les éditions Gallimard, François Bon aurait exprimé cette idée qu’ : « Il faudrait faire des exceptions pour des classiques modernes de la littérature en les considérant comme relevant du patrimoine universel de l’humanité. L’Unesco le fait bien pour des lieux : pourquoi pas pour des livres ? ». Ce qu’il fallait dire en effet.
Sur son blog La République des livres, Pierre Assouline fait bien de relever cette idée, presque passée inaperçue dans la logorrhée de la blogosphère.
Oui : les grandes œuvres de la littérature doivent appartenir au patrimoine universel de l’humanité.
Qu’un roman, tel "La peste" d’Albert Camus, par exemple, soit payant en version imprimée est parfaitement normal. Imprimer a un coût. Mais un tel roman doit également être en accès libre en version numérique pour chaque habitant(e) de la planète.
Que l’Unesco joue ici son rôle et assume ses responsabilités face aux logiques marchandes.
Les grandes œuvres de la littérature appartiennent de fait au patrimoine universel de l’humanité.
 
Je vais être clair. Pour moi, nous ne devrions pas dire : « En France, "Le vieil homme et la mer" d’Hemingway est protégé jusqu'en 2032. », mais plutôt : « En France les droits sur "Le vieil homme et la mer" d’Hemingway sont préemptés jusqu'en 2032. ».
 
2032 ! Ridicule, si l’on songe que des experts de la théorie de la singularité technologique prédisent le point de bascule vers l’an 2030 ! 
  
Un prodige agissant. Une seconde Renaissance ?
   
Bien au-dessus de ces mesquineries, le phénomène à l’œuvre est un véritable prodige agissant qui annonce peut-être une nouvelle Renaissance (?).
 
A l’initiative, entre autres, du bibliologue belge Paul Otlet Le Mundaneum (1998), projet visant à rassembler l’ensemble des connaissances du monde, s’inscrit dans le droit fil du Memex (1945) de Vannevar Bush, lequel poursuit la Roue à livres (1588) d’Agostino Ramelli, lequel s’inscrivait dans la lignée des inventeurs mésopotamiens de l’écriture (-3300).
 
Sur cette ligne du temps des points frétillants marquent des pics, des échauffements, ils peuvent être des accélérateurs, mais ils ne doivent pas nous désorienter.
  
Actuellement un prodige agissant est entré en action (quand ? A partir de quand ?). La reconfiguration à l’œuvre, opéra phénoménal, remet en jeu notre appréhension et notre compréhension des connaissances.
 
Elle nous demande de faire la part du conjoncturel, du débat passager, d’avec ce qui restructure.
 
C’est ainsi qu’il faut je pense, au moins en prospective du livre, repenser le numérique sur une échelle de temps bien plus large que la vision étriquée des commentateurs.
 
Si nous pensons le numérique comme une fabuleuse boite à outils, des outils qui ne sont que dans le prolongement de ceux maniés jadis par nos ancêtres, nous prenons conscience alors de la futilité des gadgets technologiques, tels les iPhone, iPad et autres Kindle, qui ne sont que des jouets pour adultes, plus exactement : pour consommateurs.
  
Si nous assistons à la naissance d’une seconde Renaissance, nous pourrions vivre l’évanouissement du livre dans le passage. Un moment unique alors dans l’histoire de l’humanité.
  
Le phénomène que j’évoquais ne serait-il donc qu’un simple phénomène de substitution ? (Non. Je pense qu’il va au-delà, plus loin que de substituer le codex au rouleau, par exemple…). Pour l’instant c’est le terme "évanouissement" qui s’impose à moi, mais cela me dérange car l’évanouissement est "une perte de connaissance" (?).
   
Il est sans doute temps de conclure pour cette semaine ces réflexions en direct…
Pour le dictionnaire Littré : diffuser c’est « Répandre de çà et de là, répandre à travers », et, infuser c’est : « Faire pénétrer un liquide dans quelque chose. La Fable raconte que Médée infusa un sang nouveau dans le corps du père de Jason. ».
Nous constatons bien, jours après jours, semaines après semaines, que le modèle de la diffusion des livres imprimés n’est pas applicable aux livres numériques qui s’infusent dans les lectorats des internautes de la noosphère.
Ainsi passerions-nous de la diffusion des livres à l’infusion des textes.