vendredi 27 mars 2015

Comment le poète Philippe Jaffeux interroge la prospective du livre

Une page de N L'ENIEMe (2013) de
Philippe Jaffeux (Trace(s)/Passage d'Encres) 
Pour François Huglo : "Les livres de Philippe Jaffeux précipitent leur lecteur dans un vertige lucide. L’apprentissage de l’alphabet a produit jadis, chez chacun, un effet comparable. Mais le numérique a changé la donne, pour le meilleur et pour le pire. Et le meilleur, c’est ce qu’invente Jaffeux. Il nous console de l’ordinateur comme la littérature nous console de l’ordre comptable et militaire des lignes d’écriture." (sur Sitaudis.fr).
Pour ma part je suis plus perplexe.
 
Je suis régulièrement sollicité et le plus souvent par des personnes en quête d'une plus large audience, mais qui n'ont visiblement pas pris la peine de s'informer de mon activité et du champ de mes recherches. Je n'ai pas eu l'impression que c'était le cas cette fois-ci et j'ai été d'emblée intrigué par l'écriture, l'énorme travail qu'avait dû demander une telle production, obsessionnelle et obsédante, autour des problématiques même de l'écriture, des lettres, de l'alphabet.   
   
La littérature et particulièrement la poésie numériques ont déjà une longue histoire, voir ici, ou voir là, entre autres... (puis voici une Timeline de la littérature numérique).
J'ai quelque peu abordé ces rivages ici même, lire par exemple "La plasticité du numérique au service de la poésie" de septembre 2010, et incidemment dans quelques autres billets...
 
Voici donc quelles ont été mes interrogations (restées sans réponses) face à l'œuvre de Philippe Jaffeux, et comment je les ai (maladroitement peut-être) formulées alors :
 
" - Votre écriture s'impose, par sa prolixité, sa compacité ; j'y ressens comme une insistance singulière à cristalliser le discours sur lui-même, un ferment de discours réflexif - comme l'on parle de conscience réflexive. Mais aujourd'hui, alors que nous traversons une période de mutations des dispositifs et des pratiques d'écriture et de lecture, ce véritable corpus textuel pourrait être, et conséquemment peut sembler avoir été généré par un algorithme, un programme informatique préalablement écrit, par vous, voire par une intelligence artificielle. Comment travaillez-vous ?

- Paradoxal, ce phénomène textuel que vous engendrez, à la fois bavard et opaque (d'après ma réception, ma perception subjective) résiste à la lecture. Derrière la linéarité de façade, il y a comme un mur à traverser pour le lecteur, puis une demeure à habiter. Déchiffrer, lire, c'est progressivement habiter un texte. J'ai repensé, en essayant de vous lire, aux performances de Jacques Donguy, par exemple. Comment voulez-vous ou comment pensez-vous être lu ?

- Est-ce là un acte de résistance de votre part ? Je veux dire quelques postures matamores ou donquichottesques d'un Homme-Poète face aux stratégies machinantes de l'industrialisation du livre et des loisirs, face aux mécanismes qui semblent triompher, qui, peut-être, triompheraient avec le passage d'une édition imprimée à une édition numérique ? Ou, au contraire, serait-ce pour vous un chant du cygne (ou du signe) de la poésie ? "
 
Plus prolixe dans un entretien à lire avec Emmanuèle Jawad sur Libr-critique, le "post-poète" s'explique : "L’emprise actuelle du numérique sur l’écriture favorise, à mon avis, un surgissement opportun des nombres. Mes textes tentent aussi de témoigner de cet état de fait. Je n’ai évidemment pas la prétention de faire quelque chose de nouveau mais j’essaye de porter un regard inédit sur des lettres antédiluviennes. L’intervention de l’ordinateur, l’utilisation des nombres comme une matière qui préexisterait aux lettres, me détache des traditions liées à la poésie graphique et peut-être même de la littérature… [...] Ma poésie ou mon antipoésie est numérique car, selon cette technologie, les lettres se réduisent à être seulement des nombres. Je travaille avec, et non pas contre, des machines qui, par conséquent, particularisent mon activité. Le terme de post-poésie aurait peut-être un sens à condition qu’il soit associé à celui de post-humain, c’est à dire, en ce qui me concerne, à une écriture générée en partie par les ordinateurs. Mes textes essayent d’évoquer un entrelacement entre le langage de l’électricité et celui de l’alphabet. L’énergie de mon travail est d’abord électrique car elle émane des ordinateurs. Mes nerfs éprouvent aussi du plaisir à être mis en éveil par le flux électrique de ces machines. Toute la dynamique de mes textes est soutenue par un alphabet électrique qui aspire surtout à être l’incarnation d’un mouvement, d’un élan transcendant et libérateur. Si les réflexions de Nietzsche sur Pythagore m’ont conduit à attribuer une valeur divine aux nombres, j’utilise aussi ces derniers comme les pièces d’un jeu qui essaient de traduire le lyrisme de l’électricité. Mon activité peut être définie comme une tentative de numérisation poétique et impersonnelle de l’alphabet...".
Intéressant, pas inintéressant dans tous les cas.
Et plus loin : "Comme dans le Zohar, les lettres précèdent la création de l’univers et induisent donc celle de l’homme et de la parole. Dans le même ordre d’idée, je pense que les lettres furent d’abord des traces, des dessins, des gestes qui précédèrent et déterminèrent l’apparition de la parole. Contrairement aux idéogrammes, aux hiéroglyphes, aux lettres arabes ou hébraïques, notre alphabet phonétique et utilitaire, domestiqué par nos paroles, a perdu toute relation avec le sacré. Mes efforts consistent souvent à me déporter dans les marges de l’écriture afin de révéler l’illisible et parfois l’inhumain. Dans un monde séparé du cosmos, mon écriture a besoin de basculer dans l’irrationnel et le divin. Le monstrueux et la démesure peuvent aussi contrecarrer cette carence. J’écoute la conscience de mon inconscient afin de venir à bout de la raison raisonnante, de la glose, des ratiocinations, de la pensée réflexive… Écrire Alphabet est aussi un moyen de révéler tout ce qui n’est pas lisible...".
 
En ne pouvant répondre à mes interrogations, Philippe Jaffeux interroge la prospective du livre dans sa dimension mythanalytique (telle que j'ai pu ici même l'évoquer à l'occasion de mes contributions pour la Société internationale de Mythanalyse, ou dans le cadre du séminaire Ethiques et Mythes de la Création).
Son abondante production textuelle nous questionne tous sur l'opacité des nouveaux paradigmes d'une littérature qui pourrait être générée par algorithmes, sur les multiples artifices qui surgiraient d'une transhumanité fantasmée et telle que s'en multiplient des échos science-"fictionnesques" sur la Toile. Nous pouvons y lire, par exemple, que : "Dans quelques années, vos livres préférés auront peut-être été écrits par des robots".
Que des robots puissent, par exemple comme je l'entendais dire récemment, jouer, voire composer, du Mozart, est aujourd'hui de l'ordre du possible, mais un robot pourra-t-il un jour être UN Mozart ?
Un algorithme peut générer des textes de toutes sortes, mais, un robot humanoïde pourra-t-il être un jour un nouveau Rimbaud, un Antonin Artaud AUTRE qu'Antonin Artaud ?
La question que je me pose est finalement tout simplement celle-ci : un algorithme peut-il écrire du Philippe Jaffeux ?
 
Aperçu de O L'AN/ de Philippe Jaffeux, Atelier de l'agneau éditeur, 2012

Vous pouvez vous faire votre idée en téléchargeant gratuitement Alphabet de Philippe Jaffeux au format PDF sur le site de SITAUDIS.

Question subsidiaire : une datamasse (données massives) purement poétique et virale reconfigurerait-elle à notre insu et en ce moment même la création poétique contemporaine (même imprimée) ?
 

vendredi 20 mars 2015

Vers une définition d'espaces qui restitueraient la lisibilité ?

Mes réflexions périphériques au prochain Festival des Arts ForeZtiers m'apportent une possibilité de tracer des voies vers l'espace mental du lecteur de fictions, espace intérieur, en partie de l'imaginaire et de ses non-lieux.
"... Cet espace singulier, nous pourrions le concevoir comme zone de tramage de deux autres environnements. Comme une zone d’interférences aussi, c’est-à-dire de superposition d’ondes en partie de même nature entre, d’une part, le monde extérieur à nous, et, d’autre part, ce que nous désignons comme étant notre monde intérieur, c’est-à-dire celui à partir duquel nous lisons le monde extérieur comme réel, et également notre monde dit « intérieur » comme imaginaire, ou, d’une quelconque façon, comme relevant de l’ordre de la simulation.
Une telle zone intermédiaire, médiane et médiatrice, pourrait en fait être à mi-lieu. Ni extérieure, ni intérieure, dans un entre-deux, dans l’interstice et le laps, la compénétration, là où ça ne coïncide plus vraiment et où un switch peut se produire, comme la simple action d’un commutateur qui rendrait l’interconnexion possible..."
 
Lire mes récentes contributions ici :

Le blog du Festival Les Arts ForeZtiers 2015
 


mercredi 18 mars 2015

Ne pas opposer imprimé et numérique !

Je pense qu'il n'y a pas véritablement de discontinuités dans l'histoire de la lecture. De l'acquisition du langage articulé, l'invention des écritures puis des alphabets, les mutations et les évolutions des dispositifs et des pratiques de lecture jusqu'à nos jours, il n'y a pas de coupures, mais un processus indéfiniment mobile.
Ce que nous pouvons, c'est distinguer des périodes, et essayer d'y lire comment s'y sont inaugurées des pensées nouvelles. Ce que nous pouvons, c'est essayer de penser d'autres formes de lectures avec des dispositifs nouveaux, penser la lecture autrement, sans pour autant renier son passé qui est notre héritage culturel.
Comme l'écrivait Michel Foucault dans Les mots et les choses (1966) : "A la limite, le problème qui se pose c'est celui des rapports de la pensée à la culture : comment se fait-il que la pensée ait un lieu dans l'espace du monde, qu'elle y ait comme une origine, et qu'elle ne cesse, ici et là, de commencer toujours à nouveau.".
C'est autour de ces questions essentielles que j'ai gravité dans ce récent entretien avec Arnaud Sagnard, pour Le Cahier de Tendances de L'Obs de ce mois de mars :

"O" Le Cahier de Tendances de L'Obs - Mars 2015


mardi 17 mars 2015

Parution de "Ressources de la créativité", une porte sur la transdisciplinarité

A signaler en marge de la prospective du livre et de la lecture cet intéressant essai collectif sous la direction de Sylvie Dallet, Kmar Bendana et Fadhila Laouani, dans la collection Ethiques de la création (L'Harmattan éd.) : Ressources de la créativité.
"Dans un monde en mutation, aborder le thème des « Ressources de la créativité » suppose de repenser les savoirs collectifs autant que la qualité des expressions de chacun.
Lors d’une rencontre scientifique à Tunis, des chercheurs, des praticiens et des artistes analysent à travers leurs expériences et leurs visions, cette multiple créativité sociale qui veut bâtir le monde de demain : design éthique, aménagement participatif du territoire et des échanges économiques, handicap, arts (danse, cinéma, audiovisuel), écritures (roman, théâtre, blog), dans une mise en commun de l’histoire et de la langue de chacun.
Cet ouvrage propose des exemples concrets, des méthodes complémentaires ainsi qu’une prospective démocratique des métamorphoses et des ouvertures de la créativité (France, Tunisie mais aussi Algérie et Méditerranée). Cette créativité multiple forme réponse aux tentatives d’intimidation des intégrismes, tant du point de vue des politiques publiques que des actions de recherche...."
  
Au sommaire, entre autres et par exemple :
- Matrices et conditions de la créativité
- Le dialectal tunisien ou la Babel heureuse, par Fadhila Laouani
- Le roman, laboratoire et matrice des savoirs, par Daniel Bougnoux
- Les ateliers d'écriture créative à l'université, par Anne-Marie Petitjean...
...

ISBN 978-2-343-05851-1, 226 pages, 23 euros, éd. L'Harmattan (Paris)
 

lundi 9 mars 2015

Trois facettes de la prospective du livre

A l'occasion de récentes interventions j'ai pu éclairer trois facettes de la prospective du livre...
- Le 05 mars dans le Cahier Tendances de L'OBS avec mon point de vue "Vers l'émergence d'un livre hybride" dans le cadre du dossier de la rédaction : "Le livre, nouvel objet du désir".
J'y expose brièvement "les raisons de notre attachement viscéral à l'objet-livre mais aussi aux besoins de le dépasser, qui se font déjà sentir...".
- Le 04 mars dans une Tribune sur Viabooks : "Les acteurs du livre : brillants alliés de leurs fossoyeurs ?", à lire en suivant ce lien...
- Le 04 mars encore avec ma participation à la préparation du Festival des Arts ForeZtiers (28-31 aout) : "Les livres en la forêt, pages et belles feuilles...", à lire en suivant ce lien...

Livre forêt par Véro Béné pour Les Arts ForeZtiers


dimanche 22 février 2015

Hyperbole de la médiation littéraire dans le panorama du web

Le deuxième méta-café littéraire sur la plateforme web 3D immersive EVER (Environnement Virtuel pour l'Enseignement et la Recherche) de l'Université de Strasbourg a été, le 21 février 2015, une nouvelle occasion d'expérimenter en quoi les mondes virtuels habités pouvaient enrichir les échanges autour des livres et de leurs lectures.

 
Allégorie de l'extérieur, ou de la personne devant son écran...
(prise de vue derrière les vitres du café littéraire sur EVER 21/02/2015 21:30)
Allégorie de l'internaute. Vue intérieure : par le truchement de son avatar l'ethnologue et
cyber-anthropologue Michel Nachez de l'Institut d'Ethnologie de Strasbourg nous parle
 des enjeux qu'il expose dans ses deux récents ouvrages :
Les machines "intelligentes" et l'homme, puis, Fin de l'emploi pour les humains ?

En seconde partie de soirée, l'auteure et exploratrice du métavers, Acryline ERIN nous présenta une expérience de lecture immersive à partir de son livre "Zapping pour le futur" (éditions Chloé des Lys, 2012).
Téléportés devant un bâtiment portant sur sa façade le sommaire du livre, les avatars des internautes ont été conviés à suivre l'auteure à l'intérieur pour une visite guidée où chaque pièce correspondait à un chapitre du livre, où texte et contexte s'offraient ensemble à une lecture partagée et enrichie.
Un dispositif expérimental rarement testé à ce jour et qui pourrait à moyen terme déboucher sur d'intéressantes et novatrices pratiques de lecture.
Une expérience à vivre, à laquelle il fallait se connecter pour pouvoir la partager avec la vingtaine d'internautes francophones, de France et des Antilles, de Belgique et du Québec...


vendredi 13 février 2015

Lecture, imaginaires et mondes virtuels habités

Février 2015 au Collège de France
J'ai eu le plaisir hier soir d'assister au Collège de France à la leçon inaugurale de Marie-Paule CANI sur le thème : Façonner l'imaginaire : de la création numérique 3D aux mondes virtuels animés (toutes les informations pour suivre ce cycle de cours et séminaires sur le site du Collège de France...).
Ce programme montre bien comment les mondes virtuels se manifestent de moins en moins comme des signaux faibles, comment ils investissent de plus en plus les territoires numériques et y dessinent de nouvelles lignes d'horizon, des perspectives qui passent actuellement par le développement de nouveaux outils suffisamment maniables par des non professionnels pour pouvoir développer les usages et l'exploration de ces mondes.
 
Bien nommer les choses participe à la lisibilité du monde. Dans ces nouveaux espaces, les humains devant les écrans de leurs ordinateurs deviennent (enfin !) véritablement des... internautes (comme nous parlerions de cosmonautes, d'astronautes...). Une certaine ubiquité aussi leur devient possible.
De même, plutôt que de parler de "mondes virtuels animés", je parlerais moi de : "mondes virtuels habités". L'importance est de taille dans ses effets.
 
C'est dans cette perspective que depuis presque une dizaine d'années je travaille, d'une part, à ré-humaniser la médiation littéraire numérique, à dépasser le mur des prescriptions algorithmiques des librairies et des bibliothèques "en ligne"  (lire le post relatant l'expérience du 10 janvier 2015 : Une forte demande pour humaniser davantage le web), d'autre part, à explorer ces nouveaux espaces comme des imaginaires façonnés nous renvoyant des effets de réel. L'hypothèse est que les fictions renfermeraient les vérités structurantes du monde que nous percevons comme réel et qui serait en fait mis en récit par la puissance évocatrice du langage.
 
Textes et contextes...
 
Le samedi 21 février 2015 nous allons, avec le Collectif i3Dim (L'incubateur 3D immersive) proposer une nouvelle expérimentation à partager avec les internautes sur la plateforme EVER (Environnement Virtuel pour l'Enseignement et la Recherche) de l'Université de Strasbourg.
Nous accueillerons dans un premier temps le chercheur et auteur-éditeur Michel NACHEZ pour la présentation de ses deux récents essais : "Fin de l'emploi pour les humains" et "Les Machines intelligentes et l'Homme", aux éditions Néothèque (Strasbourg).
Michel Nachez est ethnologue et anthropologue et intervient à l'Institut d'Ethnologie de Strasbourg, il travaille et expérimente sur plusieurs régions de la Grille EVER avec des projets d'ethnomuséographie virtuelle (Dogons, Afrique ; Sioux-Lakota, USA ; Teko, Guyane Française), des cours sur les serious game en univers virtuel pour les Sciences de l'Education et l'ENSIIE Strasbourg, projet tuteuré en Sciences de l'Education sur des applications de problèmes ouverts pour des élèves de CM (plus d'informations sur http://www.nachez.info/).
En seconde partie de soirée, l'auteure et exploratrice du métavers, Acryline ERIN nous présentera une expérience de lecture immersive à partir de son livre "Zapping pour le futur" (éditions Chloé des Lys, 2012).
Téléportés devant un bâtiment portant sur sa façade le sommaire du livre, les avatars des internautes seront conviés à suivre l'auteure à l'intérieur pour une visite guidée où chaque pièce correspond à un chapitre du livre, où texte et contexte s'offrent ensemble à une lecture partagée et enrichie.
Un dispositif expérimental rarement testé à ce jour et qui pourrait à moyen terme déboucher sur d'intéressantes et novatrices pratiques de lecture.